Jean-Luc Richard

Souhaitant la poursuite du débat, j'adresse ce texte qui repose sur de nouvelles investigations. Par souci de précision, on commence par quelques détails, sans quoi on ne saura bientôt plus ce qui est établi et ce qui ne l'est pas:

I) Sur Jean-Claude Barreau, je crois qu'il faudra lui expliquer un jour que l'enquête INED MGIS n'a pas utilisé le critère des lieux de naissance des grands-parents (il en rêve peut-être), mais des parents. D'ailleurs c'est pas tant ça qui pose problème que le reste (ethnies, "souche", polygamie, confusion entre prétendues "origine et "appartenance" "ethniques", négation de l'effet de la nationalité française dans l'explication des parcours sociaux, qualité des données, insuffisance de la représentativité de l'enquête pour les enfants d'immigrés, discrimination passée sous-silence par allusion à de forts refus d'emplois). Comme l'a implicitement reconnu Robert Fossaert, il est à souhaiter, qu'à l'avenir, comme disait Henri Leridon dans Le Nouvel Observateur, le traitement de tels travaux sur des sujets sensibles et tant médiatisés soient la conséquence de réflexions collectives poussées sur le sens de nos recherches.

II) Comme l'article "Une violente polémique sur les données "ethniques" divise les démographes" paru dans Le Monde du 6 novembre 1998 est disponible sur le site Listcensus, il me semble souhaitable que les lecteurs soient informés de la précision suivante parue dans Le Monde de samedi (27/02/1999), suite à la mention d'un colloque lors duquel Jacques Dupâquier et Michèle Tribalat ont chacun développé leurs positions sur les données ethniques et les Français de souche.

Dans une mise au point, il est précisé que M. Alain Marsaud, ancien député et magistrat chargé de la lutte contre le terrorisme, n'était pas présent, contrairement à ce qui est indiqué dans les Actes du Colloque édités par Jacques Dupâquier, au colloque organisé en octobre 1997, à l'Académie des Sciences Morales et politique sur le thème "Morales et politiques de l'immigration". Voici le texte de son communiqué: "La République que j'ai toujours servie est une et indivisible et je trouve intolérable qu'à l'occasion d'un débat sur une question de cette gravité, on utilise mon nom avec une telle légèreté et que l'on m'impute un système de pensée qui n'a jamais été et qui ne sera jamais le mien".

Cela est relativement intéressant car on voit que finalement, ce sont aussi ceux qui se présentent comme le plus attachés à l'idée républicaine qui s'opposent à l'ethnicisation des appartenances, et non pas uniquement les multi-culturalistes français. Par contre, les tenants du différentialisme intégral approuvent de fait le repérage de la souche. Ainsi, dans le dernier numéro de la revue de la Nouvelle droite, Eléments (d'Alain de Benoist, n° 94 février 1999), on peut lire (p. 10) un article "Ethnies et statistiques" de Charles Berrias. En voici quelques extraits. Ca commence ainsi: "<i>Le Démographe Hervé Le Bras, surnommé "Le Bras donneur" dans les milieux autorisés, accuse l'Institut national d'Etudes démographiques (INED) de propager des "idées racistes". Le motif de sa dénonciation ? Sa consoeur Michèle Tribalat réclame que les enquêtes intègrent la variable des origines ethniques</i>". Et cela se poursuit ainsi: "Loin de légitimer la xénophobie présumée des "Français de souche" (catégorie à laquelle Le Bras dénie toute valeur), cette classification ethnique pourrait favoriser des politiques publiques de prévention et d'intégration".

Dans les pages suivantes de la revue, Alain de Benoist développe l'analyse de la Nouvelle droite sur l'homme et les origines. L'homme serait un "être enraciné" car "du point de vue social historique, l'homme en soi n'existe pas, car l'appartenance est toujours médiatisée par une appartenance culturelle particulière". "La pluralité et la variété des races, des ethnies, des langues, des moeurs et encore des religions, caractérisent le développement de l'humanité depuis ses origines". "La Nouvelle droite s'inscrit dans la plus longue mémoire : c'est toujours dans un rapport à l'origine que se tient le sens de ce qui advient". "la Nouvelle droite affirme la force des différences qui ne sont ni un état transitoire vers une unité supérieure ni un détail accessoire de la vie privée, mais la substance même de l'existence sociale. Ces différences sont bien sûr natives (ethniques, linguistiques), mais aussi politiques".

"L'immigration n'est souhaitable ni pour les migrants, qui doivent abandonner leur pays natal pour un autre où ils sont accueillis comme supplétifs de besoins économiques, ni pour les populations d'accueil qui se trouvent confrontées sans l'avoir choisi à des modifications parfois brutales de leur environnement humaine et urbain". S'en suivent des considérations sur la nécessité d'une politique d'immigration restrictive et la coopération "avec les pays du Tiers-Monde où les solidarités organiques et les modes de vie traditionnels sont encore vivants".

A l'heure où la Nouvelle droite écrit ces lignes, on ne peut que regretter d'avoir clairement vu, le dimanche 14 février 1999 (Journal télévisé France 2, 20 heures) le nom d'une personne ayant trouvé débouché éditorial en France pour ses travaux (objets de débats) sur Alexis Carrel, comme contributeur sur "Carrel et l'Eugénisme" à un colloque sur la "Nouvelle Ecologie", manifestement organisé par des compagnons de route de la Nouvelle droite (P.-A. Taguieff a d'ailleurs expliqué dans ce reportage de France 2 l'importance de l'annexion de la bio-sociologie et de l'écologie par la Nouvelle droite)... L'intérêt de relever les participations à des manifestations ou publications engagées, est que, si une seule ne suffit pas à classer quelqu'un, un ensemble de participations de spécialistes dans le champ politique permet de cerner des tendances à l'oeuvre dans le champ intellectuel, sans préjuger nécessairement des convictions individuelles de chaque participant pris isolément. C'est le pourquoi de la recension que nous sommes quelques uns à avoir entrepris.

III) Dans le dernier numéro de L'Histoire (n° 230), certains d'entre vous ont peut-être été surpris de voir un texte qui m'est attribué contenant ces phrases: "Certains articles du n° 229 de L'Histoire ne prennent pas en compte les acquis de la recherche académique en démographie. La définition du Français de souche que donne le lexique de la page 40 [Français dont les parents sont nés en France] ne correspond à aucune des définitions qu'en a données Michèle Tribalat" (P. 3)

La deuxième phrase est vraie mais elle n'est pas de moi et, naturellement, elle ne doit pas amener à penser que je crois subitement que le concept de "Français de souche" n'est pas connoté et a des définitions cohérentes, ce que la rédaction de cette phrase, juste après la première, laisse clairement supposer.

Voilà ce que j'avais écrit et envoyé:

"La définition du "Français de souche" que donne le lexique de la page 40 (J.-M. Gaillard) ne correspond à aucune des définitions changeantes qu'en a données la seule démographe utilisant le concept dans la littérature (M. Tribalat)"

Ce qui n'est pas tout à fait la même chose ! Il est toujours très difficile de faire comprendre les dimensions fondamentales du débat dans la presse grand public (L'Histoire fait ensuite une réponse totalement à côté de la plaque, m'opposant l'importance des études sur l'intégration scolaire des enfants d'immigrés (1)! )

Puisque j'ai protesté, le directeur général de L'Histoire m'a demandé un nouveau texte de 15 lignes qui sera cette fois publié in extenso et fidèlement à mon propos initial. J'y explique que le concept de "Français de souche" n'est pas un acquis de la recherche, mais au contraire, un terme qui a un lourd passé et une ambiguïté propice à toutes les variations possibles de définition, changeante pour les besoins de la cause.

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Je voudrais revenir sur la question du nativisme qui me semble être au fond, chez certains, la justification démographique de la distinction d'une "souche" et d' "ethnies".

NATIVISME, ECOLE ET SOUCHE EN FRANCE

Pour Alain de Benoist, "En raison de sa rapidité et de son caractère massif, l'immigration de peuplement, telle qu'on la connaît aujourd'hui en Europe, constitue un phénomène incontestablement négatif. Elle représente pour l'essentiel un mode de déracinement forcé, dont les motivations sont d'ordre économique -mouvements spontanés ou organisés des pays pauvres et peuplés vers les pays riches en état de moindre vitalité démographique- et symbolique (...)" (Elements, n° 94, février 1999, op. cit.). C'est l'idée "nativiste" qui sous-tend l'affirmation, de plus très maladroitement exprimée, de Barreau, dans Le Figaro (20 02 1999): "L'Ined met le doigt sur une réalité génante: l'immigration n'est positive que si elle s'accompagne d'une hausse d'enfants indigènes". (Au fait ce n'est pas l'INED qui l'a dit, mais des gens de l'INED, même si les réactions à ces considérations hasardeuses n'ont pas été nombreuses). Ces affirmations sont pour le moins discutables. Lorsque la langue française a été imposée, - à coups de règle sur les doigts parfois, hélas- dans les écoles publiques de Basse-Bretagne, il n'a pas été nécessaire de faire venir chez Pierre-Jakez Hélias des petits enfants qui parlaient le français depuis leur plus tendre enfance. Les petits Bretons ont appris le français sans l'aide de milliers d'enfants francophones de naissance émigrés en Bretagne. Cela n'a pas empêché la Bretagne de devenir, quelques dizaines d'années plus tard, avec Paris, la région la plus diplômée de France.

Passons aux démographes : une partie des débats sur le repérage des origines découle des positions respectives des uns et des autres sur l'évolution de la population de la France. Les démographes de l'Alliance nationale Population et Avenir (Jean-Claude Chesnais, Jacques Dupâquier) et Jean-Claude Barreau nous assènent sans relâche l'idée qu'il faut des petits "indigènes" francophones (ou les seuls prétendus "autochtones" nés de parents nés en France) à foison dans les écoles pour pouvoir intégrer un ne serait-ce que petit nombre d'enfants (d') immigrés (2).

En complément, il n'est pas inintéressant de remarquer, qu'en un siècle, le seul article ne se lamentant pas d'une baisse d'une fécondité en France dans la revue de la très populationniste Alliance nationale fut celui de Michèle Tribalat (3) sur la fécondité des étrangères (n° 580).

Ce que l'on appelle le "nativisme" aux Etats-Unis (cf. les travaux de Denis Lacorne) existe aussi en France. A propos d'immigration et de fécondité, Christine Boutin exprimait cette opinion dans cette revue en 1991 en souhaitant que la France soit peuplée de la meilleure façon possible car l'immigration "c'est là le problème".

Plus encore que pour les démographes de l'Appel SOS Jeunesse de l'Alliance nationale, pour Bruno Mégret, "Il est vrai que l'école est victime elle aussi de l'immigration et qu'elle en subit un dommage considérable. Dans de nombreuses classes, les petits Français de souche, devenus minoritaires, se trouvent plongés dans un environnement qui les déracine" (Bruno Mégret, L'Alternative nationale, 1996, Editions nationales, Saint-Cloud). Le 10 juillet dernier on lisait aussi dans le journal "pétainiste" Rivarol (n° 2394): "Naturellement le fond du problème est la natalité et la cohésion des familles indigènes. A ce propos, le dernier livre, bien épais, du démographe-historien super-bolcho Le Bras va encore plus enfoncer les Français de souche, avec le soutien des media."

Le concept "de souche" permet d'opposer certains Français aux "déracinés" ("La nation, c'est la terre et les morts" disait Barrès, à la recherche d'un prétendu peuple réel).

Alors quand est apparu le concept de " Français de souche " au Front National ? C'est en 1979 que l'on trouve dans les publications du FN la base de ce qui fournira l'esprit du rapport Milloz que Michèle Tribalat a justement démonté dans Face au Front national: "Si l'on considère le nombre de lits d'hôpitaux occupés par des allogènes d'une part et, d'autre part, leur taux de natalité (28 pour 1000, rappelons-le, contre 11,8 seulement pour les Français), il n'est pas excessif de considérer qu'un immigré coûte en moyenne deux fois plus à la Sécurité sociale qu'un Français de souche".

Le National, n° 8, février 1979, p. 3. Organe du Front national

Ainsi apparaît le "Français de souche", associé à la première expression politique de l'idée fausse de la mesurabilité d'un coût de l'immigration en France. Cela aurait mérité d'être rappelé dans les études parues sur ce sujet.

A partir de cette date -1979-, le concept va être diffusé au sein de la presse de soutien à Jean-Marie Le Pen: "Encore une fois, il s'agit là de chiffres officiels, donc considérablement sous-estimés, mais on voit déjà le schéma se dessiner clairement: du côté des Français de souche, on avorte à tours de bras au nom de la "libéralisation de la femme" et de l'autre, celui des immigrés, on respecte la loi sacrée de la transmission de la vie, on admire les grandes familles, on est fier de sa race et de sa descendance, de sa langue et de ses traditions, toutes notions que les petits Français apprennent dès leur plus jeune âge à mépriser et à refouler au plus profond d'eux-mêmes comme des sentiments honteux et indignes (...) Ceux qui rêvent de faire de la France un Etat multiracial, une mosaïque de minorités ethniques ont déjà atteint leur but (...) Les noirs accusent les Français de racisme, tous les musulmans aussi (...)".

Claude Cornilleau (alors responsable du comité Le Pen), in "Notre grande enquête sur l'immigration", RLP Hebdo. Organe de presse du Comité Le Pen, n° 6, 04/11/1980, p. 6.

"Précisons toutefois qu'on peut être de nationalité turque sans être de race mongole (...) La réponse à notre question "bête et méchante" doit être, à ce jour et au mieux, de l'ordre de 60 % de Français de souche, le résidu étant un vaste métissage de Turco-Arabes-Italo-Ibériques sans même parler des Noirs et des Jaunes, ni des Polonais que le Comité des Houillères de France (Société Générale d'Immigration) a cru bon d'importer après 1919".

Victor Janin, article "Les envahisseurs", RLP Hebdo. Le National. Organe officiel du Front national, n° 98, 06/01/1983, p. 7.

On aurait tort de croire le terme tombé en désuétude après l'émergence médiatique et électorale du FN:

"Dernière évolution en date, la consternante découverte de plus de 50000 apostats, Français de souche européenne qui, par déracinement spirituel et culturel ou par souci d'aller au plus fort, se sont convertis à l'Islam et ont fait changer leurs prénoms".

Bruno Mégret, "La France n'est pas terre d'Islam", La Lettre de Jean-Marie Le Pen. Français d'abord! , n° 238, juin 1996 (II), p. 4.

"Comme j'ai décidé aujourd'hui d'être très franc, je dois avouer pourtant qu'il y a une race inférieure... non quant à ses capacités ou à sa dignité mais aux droits et à la considération qu'on lui accorde. Ce sont les <i>Français de souche</i>, ceux que Globe, le journal de M. Bergé, appelait les franchouillards (…) La France (...) des anciens et des jeunes, des Français de souche, de métropole et d'Outre-Mer (...) Cette France là reste un grand pays à qui il ne manque qu'une volonté et un objectif capable de rassembler son peuple".<br>Jean-Marie Le Pen, discours à la fête BBR du Front national, 29/09/1996 (<i>cf</i>. Besche et Richard, "Une analyse de textes autour du concept de "race" ", Psychologie française, XLIV, n° 2, p. 153-162).

"Or, aujourd'hui les Français de souche ne sont pas les seuls à avoir la carte d'identité française".

Bruno Mégret, Minute, n° 1889, 1 juillet 1998.

Lorsque des démographes jusqu'alors réputés se mettent à affirmer que le Front national n'utilise jamais l'expression "Français de souche" on aimerait savoir ce qui justifie de telles inexactitudes que trop de "communiquants" laissent passer.

Jean-Luc RICHARD

(1) En réponse, en document joint, vous trouverez le texte d'un article issu de ma thèse sur la réussite scolaire des enfants d'immigrés :"L'école intègre et ne discrimine pas", <i>Les Cahiers du radicalisme</i>, n° 2, 1999, éditions Balland (paraît ces jours-ci).

(2) Idée de Jean-Claude Chesnais dans Le Crépuscule de l'Occident (1995, Robert Lafont), ouvrage sur le thème duquel il a fait en 1996, comme le démographe Gérard-François Dumont et le Mme. le Pr. Ch. Millon-Delsol, une conférence à l'Institut de Locarn (Bretagne) où le président-fondateur de l'époque, Joseph Le Bihan, féru de démographie apocalyptique, avait une prédilection pour les conférenciers développant les thèmes de l'Opus Dei (cf. brochure de présentation de l'Institut et Le Télégramme de Brest, 23 janvier 1999, notamment, suite au recentrage de l'Institut consécutif aux dérives passées de cet institut aidé par des fonds publics). Avec ses articles dans les revues L'Astrolabe de Charles Millon, de Politique indépendante du CNI, et ses conférences, colloques et appels avec Bourcier de Carbon ou Dupâquier, présentant une vision dramatisante de la démographie, sur les questions de dénatalité et d'intégration de ceux considérés comme non-"autochtones", c'est Jean-Claude Chesnais, et non pas ceux en désaccord avec lui, qui attise l'inquiétude du public.

(3) Point de détail: dans son texte droit de réponse dans Population 1998 n° 3, Michèle Tribalat a écrit que Le Quotidien de Paris dans lequel elle avait écrit en 1985 était ("aujourd'hui" en 1998) un journal disparu. Cela est faux, cf. Le Monde daté de mardi dernier. Cette publication favorable à l'union de toutes les droites depuis 1974 a temporairement changé de rythme de parution début 1997, après son rachat en 1995 par l'ultra droitier plutôt pro-Le Pen, Nicolas Miguet, en accord avec Philippe Tesson, dont le nom demeure en première page, comme fondateur. Dans le dernier numéro en ma possession paru ce mois, une longue interview de de Lesquen, du club de L'Horloge. Sur les liens entre le FN et Le Quotidien de Paris, cf. Jean-Marie Le Pen, Français d'Abord. la Lettre de Jean-marie Le Pen , n° 238, juin 1996 (I), p. 7: "A la suite d'un accord publicitaire avec ce journal qui se veut ouvert à toutes les formations nationales, nous avons routé sur notre fichier et sous notre contrôle un numéro (...)". Tout cela n'a pas grande importance, certes, mais autant avoir des informations exactes qui n'ont pas été fournies jusqu'à présent.