L'Ecole intègre et ne discrimine pas

Jean-Luc RICHARD

 

Nous ne ferons ici qu'aborder, de manière très succincte, la question de la scolarité des enfants d'immigrés. D'autres l'ont fait avant nous et les données du recensement, comme les autres, ne sont pas exemptes d'insuffisance. Le système éducatif français est un élément moteur du processus d'intégration des populations issues de l'immigration étrangère. Le caractère laïc, républicain et égalitaire du service public d'Education nationale a été maintes fois rappelé et la réelle mission de l'école auprès des populations issues de l'immigration dépasse le simple rôle qui lui est fonctionnellement attribué. La situation économique et sociale contemporaine a aussi contribué à replacer, au cœur des débats actuels, le problème de la formation scolaire et professionnelle des jeunes. La fonction de l'école s'en est trouvée modifiée. On aurait tort de ne pas rappeler que, naguère, dans les processus d'intégration des immigrés, le marché du travail en expansion jouait le premier rôle, tandis que, désormais, c'est à l'école de le jouer, auprès des enfants d'immigrés, de manière plus délicate assurément, en raison de la distorsion qui peut exister entre la promotion sociale que sa fréquentation laissait entrevoir et la réalité des destinées professionnelles ultérieures.

La publication des études de L.-A. Vallet et J.-P. Caille a apporté à la fois une synthèse des apports de toutes les études longitudinales menées en France depuis trente ans (dont les enquêtes de l'INED), ainsi que des résultats originaux à partir des panels du ministère de l'Education nationale. Cependant, un des plus grands paradoxes est que, dans le contexte décrit, l'Education nationale ne se soit pas dotée de sources statistiques adaptées à l'étude du devenir scolaire des générations issues de l'immigration. Les travaux statistiques réalisés à la Direction de l'Evaluation de de la Prospective (DEP) reposent sur des tris à partir de la nationalité de l'élève, fournie par le chef de l'établissement. Or, selon les services du Ministère, cela "est imprécis. En particulier, on ne peut négliger le risque de confusion entre la nationalité propre au jeune et celle de ses parents". Il faut mentionner quelques particularités, concernant les enfants d'immigrés, à propos du lien qui existe entre le cursus scolaire, les origines familiales, et l'insertion sur le marché du travail dans la mesure où cette articulation est, de fait, souvent une nouveauté dans l'histoire familiale des lignées des populations immigrées et issues de l'immigration. Le caractère longtemps supposé temporaire de l'immigration des pères, et le confinement massif de leurs activités professionnelles dans le monde ouvrier, ont constitué des fortes raisons à cette situation. Pour ce qui concerne la période préélémentaire, dans les écoles maternelles, la moindre scolarisation des enfants d'immigrés fut longtemps une réalité, même si aucune statistique officielle ou rigoureuse sur le sujet n'a été publiée, même récemment. Les évolutions récentes semblent cependant aller dans le sens d'un net rapprochement de la situation des enfants d'immigrés de celle des enfants d'autochtones. L'obligation de scolarité jusqu'à 16 ans constitua assurément une mesure nécessaire évitant les abandons de scolarité trop précoce. La population d'origine immigrée est soumise aux mêmes règles que le reste de la population de la France, et le taux de scolarisation avant l'âge de 16 ans dépasse 99 %, pour tous les jeunes de 7 à 16 ans. Ensuite, historiquement, passé cet âge, un brusque décrochement est observé, de plus grande ampleur que pour l'ensemble de la population. La différence s'explique principalement par le milieu social d'origine des jeunes des familles à chef immigré. L'effet de la barre des 16 ans fut très important dans les années 1970 et il permet de mesurer combien il existait une tendance générale des élèves en situation scolaire difficile à sortir le plus rapidement possible du système scolaire à une époque où le niveau de chômage était plus faible et la garantie de trouver un emploi était plus grande, malgré un faible bagage scolaire et technique. Depuis cette date, la demande sociale des parents en matière d'éducation a profondément évolué. Les parents reportent désormais en partie leurs aspirations à une promotion sociale sur leurs enfants. Le contexte des années couvertes par cette étude a favorisé cette évolution (développement du chômage accompagné de l'accroissement des écarts relatifs et, sauf en 1989 et 1990, absolus entre les taux de chômage des populations de différents niveaux de formation).

Une limite à la mesure de la réussite scolaire par les seuls taux de scolarisation aux différents âges réside dans la possibilité de redoublements qui contribuent à rallonger la scolarité. La poursuite d'études n'est pas forcément un signe de réussite, mais peut être, au contraire, la conséquence d'une situation d'échec qui se prolonge. L'analyse en terme de niveau atteint doit donc être privilégiée (Figures 1 à 6). De nombreux acteurs du système éducatif estiment aujourd'hui important, pour sa réussite scolaire, qu'un enfant né en France soit considéré, dès sa naissance, comme Français (ce qu'il était, sociologiquement et juridiquement, en train de devenir, s'il était né sur le territoire national). Ce dernier évite alors des réactions de rejet de la part de ses camarades de classe, ces réactions pouvant avoir pour conséquence l'accentuation d'une marginalisation potentielle préexistante. La plupart des spécialistes en sciences de l'éducation s'accordent pour témoigner du rôle intégrateur de l'école, en dépit du fait que les enfants d'immigrés ne puissent y gommer plus que les enfants de Français de naissance la force du rôle des origines sociales dans l'accomplissement du parcours scolaire. La valeur exemplaire de certains comportements a souvent été l'objet d'articles et d'études. Les études différentielles récentes portant sur l'influence du sexe de l'enfant durant la scolarisation indiquent une meilleure adaptation des filles au système éducatif et à ses contraintes, ce qui se traduit désormais par une meilleure réussite scolaire et une scolarisation prolongée, mettant ainsi fin à une opinion traditionnelle naguère courante dans les milieux populaires selon laquelle il suffisait qu'une jeune fille sache "lire, écrire et compter" pour pouvoir être un jour mariée et remplir alors son devoir maternel. La réussite passée de certains de ces jeunes fut souvent citée en exemple comme conséquence d'un processus multidimensionnel de mobilisation individuelle de toutes leurs capacités, de rupture avec les traditions familiales, de promotion sociale et, pour les jeunes filles, d'émancipation. Ces analyses concernent aussi les jeunes issus de l'immigration.

Quel que soit son âge, l'enfant d'immigré se retrouve dans des conditions similaires à celles que connaissent l'ensemble des élèves pour qui l'école et la famille sont deux mondes séparés. Cela est d'autant plus vrai pour l'ensemble des jeunes qui appartiennent à un milieu socio-économique défavorisé et éloigné du milieu scolaire. L'ensemble des statistiques converge vers une même conclusion: derrière les différences que semblent illustrer l'origine nationale s'expriment l'appartenance socioculturelle de l'enfant et ses conditions de vie. Ces facteurs jouent cependant d'une façon complexe, comme le montre, sur les populations de chacun des deux sexes, l'inégale influence de la taille de la famille sur les probabilités de possession du baccalauréat ou les différences significatives de spécialisation des cursus selon les origines nationales et professions détaillées des parents. Ces dernières peuvent participer à des effets de regroupement dans certaines sections professionnalisantes particulières.

Figure 1. Déclaration de possession d'un diplôme de fin de cycle long de l'enseignement secondaire par les 19-27 ans en 1990

source: Echantillon démographique permanent INSEE 1975-1990. . Dans ces tableaux et figures, sont "d'origine immigrée" les jeunes présents en France en 1990, immigrés ou nés en France, qui étaient élevés en France, en 1975, dans une famille dont le chef était étranger ou français par acquisition. Enf. de Fr. nais. : enfants de Français de naissance, pour comparaison.

 

Figure 2. Déclaration de possession d'un diplôme de fin de cycle long de l'enseignement secondaire par les 19-27 ans en 1990 selon leur sexe

source: EDP 1975-1990.

Figure 3. Déclaration de possession d'un diplôme de fin de cycle long de l'enseignement secondaire par les 19-27 ans en 1990 selon leur origine et lieu de naissance

source: EDP 1975-1990

 

 

Figure 4. Déclaration de possession d'un diplôme de fin de cycle long de l'enseignement secondaire par les 19-27 ans en 1990 selon leur origine et lieu de naissance

source: EDP 1975-1990

Des modélisations économétriques sont particulièrement adaptées pour étudier les différentes influences des variables socio-démographiques sur la réussite scolaire (régressions logistiques, par exemple). Selon ce que l'on souhaite démontrer ou représenter, l'utilisation d'un modèle pour l'ensemble de la population ou celle de plusieurs régressions respectivement associées chacune à une sous-population particulière est plus pertinente. Pour mettre en évidence la spécificité des effets de certaines variables au sein de sous-populations, l'utilisation de modélisations distinctes est nécessaire. La non-distinction des jeunes d'origine étrangère selon leur origine conduit sinon à gommer, dans les modèles utilisés, l'hétérogénéité des différentes sous-populations sexuées qu'il est pertinent d'étudier. Si l'on souhaite mettre en évidence l'existence de différences liées à l'origine nationale, il est possible de considérer les probabilités respectives associées aux états de référence de chacune des modélisations effectuées. Il est aussi possible, lorsque les différences d'effet des variables socio-démographiques dans les différentes modélisations sont faibles, de ne réaliser qu'un seul modèle, dans lequel, outre les variables socio-démographiques explicatives qui sont traditionnellement retenues en sociologie de la famille (CSP des parents, taille de la famille), ont été intégrées des variables d'identification des différentes sous-populations ("l'origine").

L'existence d'effets associés à ces dernières variables d'appartenance peut mener à des conclusions différentes:

-soit l'on considère que des variables potentiellement explicatives n'ont pas été (ou pu être) intégrées au modèle, il convient alors de considérer que l'origine nationale des individus n'explique pas une plus ou moins grande occurrence d'une situation ou d'un état dans la population. Une variable omise dans le modèle explique alors au moins une partie de la valeur des coefficients relatifs aux origines nationales;

-l'effet apparent de l'origine nationale masque une spécificité des effets des autres variables explicatives sur la sous-population de cette origine;

-l'origine nationale, en tant que caractéristique individuelle, est la cause réelle de la variation de fréquence du phénomène que l'on tente d'expliquer (la possession du bac, par exemple);

-la cause réelle de cette variation n'est pas l'origine nationale comme caractéristique individuelle, mais, pour tout ou partie, la conséquence de cette origine sur le comportement d'autres personnes de la société d'accueil, ce qui expliquerait l'effet "origine nationale". Ce dernier cas suppose l'étude de la fréquence d'un phénomène qui est le produit d'actions explicites d'individus agissant en interaction.

Figure 5. Déclaration de possession d'un diplôme de fin de cycle long de l'enseignement secondaire (niveau "bac") par les hommes de 19-27 ans en 1990

source: EDP 1975-1990

 

Figure 6. Déclaration de possession d'un diplôme de fin de cycle long de l'enseignement secondaire par les femmes de 19-27 ans en 1990

source: EDP 1975-1990

 

 

Tableau 1. Diplôme déclaré des 25-33 ans en 1990 selon leurs origine et lieu de naissance

* Diplôme du second ou du troisème cycle de l'enseignement supérieur

** Diplôme du premier cycle de l'enseignement supérieur (DEUG, DUT, BTS, diplôme des professions paramédicales, etc.)

*** Baccalauréat général ou technique, brevet de technicien (BT) ou capacité en droit

**** Brevet d'études professionnelles (BEP) ***** Certificat d'aptitude professionnelle (CAP)

****** Brevet d'études du premier cycle (BEPC) ******* Certificat d'études primaires (CEP)

******** Sans diplôme ou absence de déclaration

source: EDP 1975-1990

 

Tableau 2. Diplôme déclaré des 25-33 ans en 1990 selon leur origine nationale et leur sexe

* Diplôme du second ou du troisème cycle de l'enseignement supérieur

** Diplôme du premier cycle de l'enseignement supérieur (DEUG, DUT, BTS, diplôme des professions paramédicales, etc.)

*** Baccalauréat général ou technique, brevet de technicien (BT) ou capacité en droit

**** Brevet d'études professionnelles (BEP)

***** Certificat d'aptitude professionnelle (CAP)

****** Brevet d'études du premier cycle (BEPC)

******* Certificat d'études primaires (CEP)

******** Sans diplôme ou absence de déclaration

source: EDP 1975-1990

 

 

 

Dans les modèles économétriques que nous avons réalisés sur la probabilité d'obtenir un diplôme de niveau "Bac", les coefficients relatifs aux origines nationales ne sont pas significatifs. Cela tend à accréditer l'idée selon laquelle l'orientation des élèves en direction des filières courtes de l'enseignement professionnel ne touche pas davantage, à niveau scolaire égal, les jeunes de certaines origines. Globalement, l'Ecole française ne discriminerait pas les jeunes selon la nationalité de naissance de leurs parents. La connaissance préalable de cette situation est indispensable à une analyse ultérieure et rigoureuse de la discrimination à l'encontre de ces jeunes sur le marché du travail.

Selon certains auteurs, la prise en compte de la "mobilisation familiale" permet aussi de remettre en cause l'importance du facteur "milieu social d'origine". La lecture des travaux les plus récents montre pourtant la permanence de l'effet du milieu socio-économique d'origine sur la réussite scolaire et rappelle que l'existence de ce que ce l'on peut appeler l''"effet famille" n'est nullement alternative à la puissance de l'appartenance des parents (ou du parent) à telle ou telle catégorie socio-professionnelle. L'"effet famille", qui peut être associé à la réussite de tout enfant de rang supérieur ou égal à deux (cadet), existe, mais ne peut être assimilé au passage par l'enseignement supérieur d'un aîné puisque ce passage est lui-même le produit d'un processus au cours duquel une forte sélection, très corrélée au niveau d'instruction des parents, s'est opérée. (Est-il utile de préciser que nous ne nions pas l'effet des contextes tels que le passage d'un aîné par l'enseignement supérieur ? Son importance est d'autant plus grande qu'elle contribue, en quelque sorte, à renforcer la permanence de différences que certaines évolutions auraient pu contribuer à réduire. Ainsi, le milieu social d'origine contribuerait non seulement à expliquer le cursus des aînés, mais, par l'intermédiaire de son rôle de filtrage sur la réussite de ces derniers, accentuerait son effet sur les parcours scolaires des cadets. Cet effet ne concerne pas évidemment tous les enfants, puisque nombre d'entre eux sont aînés des fratries). Les jeunes femmes d'origine maghrébine ne souffrent pas davantage que les hommes d'être issues d'une fratrie nombreuse (ce qui reste néanmoins un désavantage pour les enfants d'immigrés), contrairement à ce qui est observé pour les enfants de Français de naissance.

En conclusion, il convient de retenir que les obstacles auxquels se heurtent les enfants d'origine immigrée semblent moins se poser parce que leurs parents sont originaires d'un autre pays, que parce que la place de leurs ascendants, dans l'échelle sociale de la nation, est ce qu'elle est. Il convient aussi de ne pas oublier que les jeunes ayant le plus de difficultés partent plus souvent vers le pays d'origine des parents, ce que font aussi, dans une certaine mesure, les plus diplômés. Les jeunes d'origine portugaise sont ceux qui ont la scolarité la plus courte, mais cela ne semble pas constituer une difficulté particulière dans la recherche d'emploi, recherche plus souvent cantonnée à des métiers exigeant peu de qualification. Plus généralement, les jeunes d'origine immigrée sont confrontés à des problèmes importants, mais pas obligatoirement spécifiques, et il semble délicat de faire exclusivement le procès du système éducatif. Certaines faiblesses ont été remarquées mais il n'existe pas de consensus quant aux possibles adaptations du système éducatif. Patrick Weil considère ainsi que les propositions du rapport Berque, préconisant, par exemple, la création de lycées franco-portugais ou franco-algériens et l'ouverture de l'enseignement général aux cultures méditerranéennes, n'ont pas été suffisamment suivies. De même, selon d'autres spécialistes du sujet, il serait souhaitable d'y intégrer des éléments de connaissance des cultures et des religions afin d'aborder le culturel, sans occulter le cultuel. Il conviendrait sans doute que les enfants acquièrent à l'école des éléments de connaissance sur le pourquoi et le comment des migrations. Toute la difficulté réside dans le fait que le système d'enseignement doit tenir compte des différences, sans pour autant constituer un début de justification de contenus pédagogiques différenciés selon l'origine nationale des élèves.

 

Jean-Luc RICHARD

Chargé de recherche

Docteur en démographie économique

CEVIPOF-FNSP