Le Monde, 6 novembre 1998, p. 10
3 articles de Philippe Bernard et Nicolas Weill

 Une virulente polémique sur les données ethniques divise les démographes.

 Deux versions fortes de la gauche républicaine

 Chez les Anglo-Saxons, les études mentionnent des donneés raciales

 

Une virulente polémique sur les données " ethniques " divise les démographes.

Hervé Le Bras accuse l'Institut national d'études démographiques de faire le jeu du Front national en mentionnant dans ses études les origines raciales. Michèle Tribalat réplique que seules les données de ce type permettent de lutter efficacement contre les discriminations ;

Rarement controverse entre démographes a pris une telle ampleur. Pamphlets, droits de réponse, lettres anonymes, procès en diffamation : déjà suspecte du fait de ses liens historiques avec la Fondation française pour l'étude des problèmes humains instituée par Vichy en 1941 et dirigée par le médecin eugéniste Alexis Carrel, l'Institut national d'études démographiques (INED) se voit aujourd'hui accusé de servir de facto les desseins du Front national. La démographie française serait " en passe de devenir (...) un moyen d'expression du racisme ", estime le démographe Hervé Le Bras.

Les propos de ce membre éminent de l'institution visent directement Michèle Tribalat, l'une des plus grandes spécialistes des statistiques de l'immigration. Au début des années 90, cette démographe a brisé le " tabou français " qui limitait les critères d'analyse de ce phénomène à la seule nationalité. Après avoir en 1991 travaillé sur l'apport de l'immigration à la population française, elle a, en 1995, étudié l'intégration en utilisant deux critères : celui de l'" appartenance ethnique ", défini à partir de la langue maternelle des enquêtés et de leurs parents, et celui de l'" origine ethnique ", fondée sur le lieu de naissance des individus et de leurs parents.

Pour Hervé Le Bras, qui dirige le laboratoire de démographie historique à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess), Michèle Tribalat aurait, ce faisant, remis en question le modèle républicain qui considère la nationalité comme l'unique critère acceptable. Cette démarche irait, selon lui, au devant des préjugés raciaux et porterait en germe le risque d'une dérive xénophobe. Elle aboutirait à la dénaturalisation (au moins théorique) - de Français dont les origines ne devraient pas, pour lui, faire l'objet d'études au niveau national.

" Français de souche "

Hervé Le Bras décèle même une alliance objective entre les démographes et les " scientifiques " qui gravitent autour du parti de Jean-Marie Le Pen.

Pour lui, s'interroger, comme le faisait Michèle Tribalat en 1991, sur les stratifications de la population française en fonction des vagues migratoires, conduit, par défaut, à utiliser la catégorie des " Français de souche ", Hervé Le Bras se dit " révulsé " par cette expression qui flatte, selon lui, le " vieux fond ethnique " de la droite. " Du Français de souche, on glisse insensiblement vers l'Indo-Européen ", cher à l'extrême droite païenne, affirme-t-il.

Enfin Hervé Le Bras accuse Mme Tribalat de pratiquer une " ethnologie de pacotille " en analysant les difficiles parcours d'intégration des immigrés en fonction de leurs origines. Pis, elle réserverait aux étrangers une division ethnique contestable d'un point de vue anthropologique, tandis que la variable nationale suffirait lorsqu'il s'agirait de décrire les Européens, " L'INED décèle, écrit-il, du Kurde sous le Turc, du Kabyle sous l'Algérien et du Berbère sous le Marocain ", faisant fi des frontières nationales.

Michèle Tribalat lui rétorque que le seul critère de la nationalité ne permet pas d'analyser les phénomènes de discrimination et de racisme puisque de nombreux Français, comme les beurs, restent, malgré leur carte d'identité, considérés comme des étrangers par une large partie de l'opinion. Dans un ouvrage cosigné avec Pierre-André Taguieff, elle défend ainsi l'" utilité " de cette catégorie et assure qu'il s'agit d'une question de vocabulaire, non d'idéologie. " Les Belges parlent bien de " Belges belges ", dit-elle. C'est un problème de dénomination. La seule question est de savoir si cette catégorie est utile. Je dis oui, s'il s'agit de montrer que la France est riche de l'apport des immigrés. " La chercheuse souligne que l'enquête sur l'intégration de 1995 incriminée par Hervé Le Bras avait été menée cet co-financée par l'Insee ainsi que par plusieurs ministères et que les catégories utilisées avaient reçu l'aval de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL).

Crainte de noyautage

" Mon enquête, ajoute-t-elle, n'est pas fondée sur des variables ethniques mais sur un échantillon de personnes toutes issues de l'immigration. Elle a montré que l'intégration n'était pas bloquée comme certains le prétendent. Il n'y a rien de dramatique à se demander combien il y a de Kabyles en France. En démontrant qu'il s'agit d'un groupe minoritaire parmi les Algériens, l'enquête a permis de démystifier l'idée reçue qui opposait l'assimilation des Kabyles, à la piètre intégration des Algériens. "

Hervé Le Bras justifie sa véhémence en invoquant la crainte d'une entrepose de noyautage de la démographie par des chercheurs proches du Front national ou d'une droite nataliste très pessimiste au sujet de l'intégration des musulmans. Il met ainsi en avant le nom de Jacques Dupâquier, le vice-président du conseil scientifique de l'INED, souvent cité par National Hebdo et Krisis, la revue d'Alain de Benoist, l'un des fondateurs de la Nouvelle Droite, mais surtout celui de Philippe Bourcier de Carbon, chercheur à l'INED et membre du comité scientifique du Front national. Hervé Le Bras n'hésite pas à y amalgamer pour les besoins de sa cause des personnalités de la droite classique : Jean-Claude Chesnais, directeur de recherche à l'INED; Jean-Claude Barreau, président sortant de l'INED et ancien conseiller de Charles Pasqua; et Jean-Claude Casanova, président du conseil scientifique de l'INED, proche de Raymond Barre, et directeur de la revue Commentaire fondée par Raymond Aron.

"J'ai été piégée"

Pour Hervé Le Bras, la présence de Michèle Tribalat à un colloque organisé en octobre 1997 à l'Académie des sciences morales et politiques sous la direction de M. Dupâquier, conforte ces soupçons. N'y voyait-on pas Philippe Bourcier de Carbon mais aussi Pierre Bernard, le maire de Montfermeil condamné à plusieurs reprises pour discrimination raciale, Henri de Lesquin, président du club de l'Horloge, Alain Griotteray, partisan d'une politique de la " main tendue " avec le Front national et les députés Alain Marsaud et Alain Madelin?

" J'ai été piégée, reconnaît Michèle Tribalat. Je souhaitais exprimer mon désaccord avec Jacques Dupâquier qui m'a proposé de le faire au cours d'une conférence sans me donner la liste des invités. Une fois sur place, je me suis dit qu'il n'était pas plus mal qu'ils entendent autre chose. J'aurais dû refuser la publication mais je préfère assumer ma "boulette". Par principe démocratique, je pense qu'il faut continuer à parler avec des gens que l'on considère comme des ennemis pour éviter d'arriver à la violence absolue. "

Quand on demande à Hervé Le Bras quels outils conceptuels il estime acceptable pour traiter de l'intégration des immigrés, il rend paradoxalement hommage à la classification ethnique à l'américaine dans la mesure où elle sert un objectif pratique - la défense des minorités et la discrimination positive - et qu'elle est acceptée par les intéressé. M. Le Bras ne serait pas opposé à une étude portant sur la couleur de la peau de tel échantillon de population en France. " Si l'on pense que la proportion de mélanine [pigmentation de la peau, NDLR] est une variable discriminante pour permettre l'étude des difficultés d'intégration dans une situation locale, pourquoi pas? Mais il serait fou d'inclure une telle variable dans un recensement national. " Va-t-on comme il semble le craindre, vers une ethnicisation du recensement de 1999? Hervé Le Bras compte sur la vigilance de l'Insee et de ses syndicats pour l'éviter.

La question du lieu de naissance des parents ne devrait pas être posée lors du recensement mais apparaître pour la première fois dans l'" enquête-familles " menée sur un échantillon de la population.

Philippe Bernard et Nicolas Weill, Le Monde, 6/11/1998, p.10
 
Deux " versions fortes " de la gauche républicaine

"A MA GAUCHE, ,Hervé Le Bras, à ma gauche Michèle TribaIat: deux versions fortes de la gauche républicaine s'affrontent. Ce serait beaucoup plus simple si le débat opposait la droite à la gauche mais on n'en est pas là. C'est comme si Chevénement et Badinter luttaient ensemble publiquement et que l'extrême droite comptait les points.

 

En trois phrases, François Héran, chercheur à l'Insee et ä l'INED a résumé, , lors de l'ouverture d'un colloque, mercredi 4 novembre' l'étrange contexte de la controverse qui agite actuellement démographes et statisticiens. Intitulé " Statistique sans conscience n'est que ruine... ", ce colloque organisé par les sections syndicales CGT et CFDT de l'Insee est revenu, devant une assistance particulièrement fournie sur les polémiques en cours mais aussi sur la publication récente d'un rapport d'analyse historique sur le rôle de la statique sous Vichy (Le Monde du 8 septembre).

François Héran s'est employé à renvoyer dos à dos les deux protagonistes de cette controverse II a rappelé à Hervé le Bras qu'il avait lui-même utilisé dans ses études la variable pays de naissance ", comme de nombreux démographes, et qu'il avait défini dans le cas des polytechniciens, une opposition entre " purs provinciaux et Parisiens de souche ". Hervé Le Bras était alors remonté aux aïeux des " X " jusqu'à quatre générations et s'était intéressé à leur cousins germains. " C'était, il est vrai, avant 1983 et l'émergence du Front national ", a tempéré M. Héran. A Michèle Tribalat, qui - à la différence d'Hervé Le Bras - n'avait pas été invitée à répondre à ses détracteurs, l'intervenant a reproché d'avoir prétendu " briser un tabou " alors que de très nombreuses études font référence depuis longtemps aux origines étrangères.

Les " fils spirituels " des deux démographes - Alexis Spire pour Hervé Le Bars et Patrick Simon pour Michèle Tribalat - se sont affrontés au sujet du danger d'effacement des clivages sociaux que fait courir la montée en puissance des variable ethniques.

" Ethniciser le social "

Alexis Spire, qui prépare une thèse sur le traitement statistique de l'immigration depuis 1945, a stigmatisé la tendance à " ethniciser le social " out en reconnaissant l'intérêt des catégories ethniques pour mesurer les discriminations. Patrick Simon, chercheur à l'INED, a estimé en revanche qu'" il n'y avait pas lieu de dissocier précarité sociale et précarité ethnique, les deux phénomènes se combinant en permanence ". Il a défendu la référence aux origines au nom de la lutte contre la xénophobie et de la défense de la " génération sacrifiée ", celle des enfants d'immigrés maghrébins systématiquement renvoyés dans la réalité aux origines de leurs parents.

Pour Alain Desrosières, de l'INED, ce débat sur le rôle social des statistiques reflétait la " schizophrénie " caractéristique d'une profession. " Nous répétons ici qu'il faut absolument savoir à quoi vont servir nos statistiques mais nous sommes capables de discuter pendant des heures de concepts en oubliant l'usage que la société va en faire. "

Philippe Bernard et Nicolas Weill

 

Chez les Anglo-Saxons, les études mentionnent des donneés raciales

Le débat français sur l'éventuelle introduction d'une variable ethnique dans les statistiques est quasiment inexistant aux Etats-Unis. Très rares sont ceux qui, outre-Atlantique, remettent en cause la division officielle, dans les recensements, en races et groupes ethniques héritée de la fin du XIXe siècle. Les critiques sont d'autant plus discrètes que, depuis les années 1960, les catégories raciales utilisées dans les formulaires - " American Indian " ou " Alaska native ", " Asian ", " Black " ou " African American ", " Native Hawaiian " ou " other Pacific Islander ", " White " ainsi que la " catégorie séparée " " Hispanic " ou " Latino "- font l'objet d'une déclaration et non d'une " hétéro-identification " comme le faisaient autrefois les fonctionnaires des bureaux du recensement.

Selon Paul Schor, un doctorant du Centre d'études nord-américaines de l'Ecole des hautes études en sciences sociales, qui prépare une thèse sur L'Histoire des statistiques aux Etats-Unis jusqu'en 1940, la " race ", plus ou moins délestée de ses oripeaux biologiques, ne conserverait aujourd'hui qu'un caractère de construction sociale, de convention. Elle correspondrait plus aux appartenances de quartier et de ghetto qu'aux lignages et aux origines et elle permettrait de mettre en évidence l'importance des minorités dans l'Amérique aujourd'hui. Les représentants des diverses communauté s participent 'ailleurs à la réflexion sur la définition de ces critères qui jouent un rôle essentiel dans la politique de discrimination positive (Affirmative action). " L'arrêté n° 15 de l'Office of Management and Budget, explique Denis Lacorne dans La Crise de l'identité américaine (Fayard), précise que les quatre races officiellement répertoriées ne sont pas des " 'concept " scientifiques empruntés à la biologie ou à l'anthropologie mais des catégories subjectives choisies par les enquêtés eux-mêmes. ".

Mariages mixtes

Si ces catégorisations ethniques qui remontent au darwinisme social, à l'eugénisme triomphant et à la ségrégation des Noirs, ne sont pas taboues aux Etats-Unis, une évolution décisive accompagnera le recensement de l'an 2000 . Jusqu'à présent, une seule réponse était autorisée à la question de l'appartenance raciale ; Mais à la suite d'une décision prise en octobre 1997 par l'Office of Management and Budget, il sera possible en l'an 2000, pour la première fois, de cocher plusieurs cases afin de tenir compte de la multiplication des mariages mixtes et du renforcement de la composante hispanique, qui mêle Blancs et Noirs. Le passage du " pentagone ethnoracial " à l'Amérique " multiraciale " en manteau d'Arlequin prendra cependant du temps. Un sondage de mai 1997 révélait ainsi que le pourcentage de Noirs prêts à cocher plusieurs cases et donc à se déclarer autre chose qu' "Afro-Américains " oscillait entre 0,7 et 2,7% seulement. " Un coin est enfoncé, en conclut Paul Schor, mais démographiquement les mariages mixtes - au sens racial du terme- restent minoritaires. On est donc loin de la société postethnique. "

Dans ce domaine la Grande-Bretagne n'a été atteinte que récemment par l'influence américaine. Outre-Manche, la question de l'appartenance à un groupe ethnique n'est posée que depuis le recensement de 1991, ainsi que le rappelle John Crowley, politologue, chargé de recherches au Centre d'études et de recherches internationales (CERI, Sciences-Po). Cette innovation a été accueillie favorablement par les chercheurs car elle a nourri une base de travail considérable. " Mieux vaut risquer de se confiner au réel que de se confiner à l'académisme ", estime M. Crowley. La seule véritable controverse a concerné la définition des catégories mêlant catégories ethniques - " Noirs ", " Blancs ", " Arabes " - et critères nationaux (" Indiens ", " Pakistanais ", " Chinois " - ainsi que la présence d'une catégorie de " Blancs " considérée comme " fourre-tout ".

Discours multiculturel

Officiellement, le discours multiculturel en vogue dans les années 80, qui insiste sur le droit de chaque minorité, reste de mise mais le thème de la " mixité " ethnique est aujourd'hui valorisé dans le discours du gouvernement travailliste. " L'affaire Rushdie a montré que la cause des minorités n'était pas nécessairement progressiste ", explique John Crowley. Cette évolution pourrait produire ses effets lors du prochain recensement, prévu pour 2001. La référence aux catégories ethniques devrait être maintenue, mais leur présentation devrait évoluer, comme aux Etats-Unis. Grâce à des questions ouvertes, les personnes interrogées pourront définir plus librement l'éventuelle complexité de leurs origines.

Philippe Bernard et Nicolas Weill