Institut National d'Études Démographiques Centre de démographie, Université de Lyon 2

Histoire comparée de la statistique démographique (France, Allemagne, Angleterre, Russie-URSS, États-Unis, ...)

 

Auteurs : Alain Blum, Catherine Gousseff, Jacques Magaud, Alain Desrosieres, Morgane Labbe

Ce texte est une présentation d'un projet collectif de recherche, portant sur l'histoire comparée de la statistique démographique. Ce projet a conduit à mettre en place ce serveur (http ://census.ined.fr) qui doit rassembler les formulaires de recensement et d'état civil (ainsi que des exemples de registres paroissiaux) d'un grand nombre de pays.

Ce projet n'en est qu'à ces débuts, ce qui explique le caractère très lacunaire de ce serveur. Il devrait se compléter progressivement, par l'ajout de nouveaux formulaires, pour les pays déjà présents, ou de nouveaux pays. Toute personne désireuse d'envoyer un formulaire, peut le faire, sachant que ces coordonnées seront alors indiquées à la place correspondante. Des précisions sont données sur la forme à donner à cela.

La relation entre l'État et la société se construit, à partir du XIXème siècle, sur une représentation de plus en plus marquée par le développement statistique, et la construction qui en découle de grilles de lectures qui vont orienter l'action de l'État. Cette construction est portée par des administrateurs qui, au début dispersés, se regroupent dans de grandes administrations productrices uniques de chiffres, et donc productrices uniques du fondement de l'analyse politique et sociale, ainsi que du suivi de l'action de l'État. L'unicité du regard porté en est une des conséquences fortes.

Or, jusqu'aux années 1930, la statistique démographique a été la partie centrale et motrice des systèmes statistiques publics progressivement mis en place dans les grands pays. C'est à propos des recensements de population qu'ont été entrepris, à partir de 1850, les premiers efforts d'harmonisation des questionnaires et des nomenclatures. Depuis la Seconde Guerre mondiale en revanche, la statistique économique a pris une place de plus en plus grande, dans les échanges internationaux d'information et dans les travaux d'harmonisation (notamment de la comptabilité nationale), animés par des institutions comme l'ONU, l'OCDE ou Eurostat. La statistique sociale s'est bien sûr elle aussi beaucoup développée, et les comparaisons internationales ont été de plus en plus fréquentes.

Pourtant, globalement, ces développements ont été plus strictement nationaux que ne l'ont été ceux de la statistique économique. La pression à l'harmonisation semble avoir été moins forte, comme si, dans ce domaine, des traditions culturelles et administratives spécifiques exerçaient une influence plus profonde sur la description et l'analyse du tissu social que sur le réseau, naturellement plus ouvert, de la production et des échanges marchands. Plus généralement, les politiques sociales sont plus nationales (ou même locales) que les politiques économiques.

Pour comprendre cette forte relation nous devons donc nous intéresser à cette construction statistique, à ceux qui la produisent ou en ont été les fondateurs. En choisissant de nous orienter sur l'analyse de la statistique démographique, nous prenons le parti de saisir un domaine qui présente une cohérence d'ensemble depuis près de deux siècles; un domaine aussi dans lequel les enjeux politiques directs, d'observation du social, mais parfois aussi de sa négation, ont toujours été importants. De plus, nous choisissons une thématique qui incite à l'analyse comparative. La démographie est très tôt l'objet d'un désir d'uniformisation, dès les premiers Congrès Internationaux de Statistique. Mais la démographie, malgré son apparente simplicité, conserve, jusqu'à aujourd'hui, des disparités entre État fortes, ainsi que des disparités au sein d'un seul État, entre statisticiens ou démographes.

La comparaison des différences entre les pays en ce domaine passe notamment par l'analyse et la description des spécificité professionnelles des statisticiens et des démographes eux-mêmes, par la façon dont ils sont insérés dans leur propre société, par la place et le poids de leurs institutions par rapport à l'Etat. L'histoire de la construction de la statistique démographique publique a été étudiée, partiellement, dans plusieurs pays, mais le plus souvent sans recourir à une approche comparative. Elle l'a été notamment, pour les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France, plutôt moins pour l'Allemagne, et très peu pour la Russie et l'URSS. Elle s'est enfin surtout concentrée sur la genèse scientifique des outils utilisés, mais a moins abordé les fondements professionnels et institutionnels de cette construction.

Il est donc proposé d'organiser un séminaire sur l'histoire comparée de la statistique démographique dans cinq grands pays. Pour les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France, une documentation importante existe déjà. L'Allemagne joue, depuis le XVIIIe siècle, un rôle clé (mais moins bien connu) dans l'invention de la " statistique " comme description de l'État et de la société, et dans son développement au XIXe siècle (Lexis, Engel, l'École historique en économie). Enfin le cas russe-soviétique, dont la découverte récente est en partie à l'origine de ce projet, offre un exemple extrême, par son anomalie même: les statisticiens et les démographes y ont été souvent contraints d'expliciter leurs objectifs et le fondement des structures et observations qu'ils mettent en place, de façon parfois moins floue que dans d'autres pays. L'accès désormais possible à de nombreux documents inédits, montre que, durant la période soviétique, et particulièrement pendant les terribles années 1930, les démographes ont pu maintenir une certaine autonomie professionnelle, plus longtemps que les autres statisticiens, notamment ceux de la statistique économique, trop liés aux avatars de la planification.

Ce projet s'orienterait dans quatre directions, qui pourraient constituer les thèmes de comparaison: La formation technique et culturelle des statisticiens, leurs places dans l'État et la société, les outils et catégories mis en œuvres, la dimension locale de l'exécution et de l'usage de la statistique.

1 - La formation intellectuelle et professionnelle des membres de l'administration statistique, centrale ou locale. Comment les administrateurs qui inventent les bureaux statistiques les font fonctionner et, éventuellement, les défendent contre des attaques, ont-ils été formés? De quelles compétences, scientifiques et administratives, sont-ils dotés? Dans quels débats techniques et politiques sont-ils insérés? Quels sont leurs ouvrages de références? Quels liens scientifiques ont-ils avec d'autres professionnels?

2 - L'insertion de ces mêmes administrateurs dans leurs administrations et leurs relations avec des interlocuteurs politiques ou sociaux externes. Ils répondent à des demandes ou anticipent celles-ci. Ils fournissent des rapports qui sont à la fois le résultat de leurs observations, mais aussi la réponse a des attentes, qu'ils perçoivent ou imaginent, des responsables politiques. L'expression de ces besoins et de ces demandes est plus ou moins formalisée dans des instances consultatives, des " conseils de la statistique ", des commissions parlementaires ou des organes de planification. L'étude des rapports démographiques et sociaux, et des débats qui les ont précédés et accompagnés, permettent d'expliciter ces relations.

3 - Les outils et catégories utilisées dans les enquêtes, les recensements, les documents d'état- civil. L'examen des catégories familiales, sociales (professionnelles) et nationales (ethniques), et des indications sur les parcours individuels (lieux de naissance, origine des parents, ...) fournit une première indication, à décrypter, des horizons inséparablement sociaux et cognitifs dans lesquels sont insérées les opérations statistiques. Ces horizons sont variables d'un pays à l'autre et d'une époque à l'autre. La discussion partira de l'élaboration de tableaux des questions posées dans les recensements et enquêtes, ou des données recueillies dans des fichiers administratifs (état-civil, statistique criminelle, ...), et étudiera les débats qui ont accompagné ces choix.

4 - L'exécution sur le terrain et les usages locaux de la statistique. Les opérations de recensement et d'enquêtes exigent la mobilisation d'une infrastructure administrative et technique distribuée sur tout le territoire, en contact direct avec la population et avec des groupes d'intérêt économiques et sociaux (entreprises, communes). Elles se heurtent souvent à des résistances, rapportées par les enquêteurs. Par ailleurs, les traditions d'enregistrement administratif (état-civil, fichiers communaux de populations) sont variables d'un pays à l'autre? Enfin ces procédures locales de collecte et d'enregistrement peuvent être orientées soit uniquement vers la synthèse centrale, soit vers les usages locaux. Dans le premier cas, le lien entre production et usage est médiatisé par le centre. Dans le second, un lien direct existe entre la collecte et l'argument statistique localisé. Ces questions sont liées aux formes variables de la centralisation des Etats, forte pour la France, plus fédérale pour l'Allemagne et les États-Unis, ou héritière d'une ancienne tradition de responsabilités locales, comme les zemstvos russes d'avant 1917.

On connaît les efforts pour assurer la comparabilité, voire l'harmonisations des statistiques démographiques européennes; ils sont largement centrés sur des bases techniques. L'ambition de ce projet de recherche se situe en amont. En cherchant à comprendre le processus de construction de ce que l'on a coutume d'appeler " données statistiques " ou " données démographiques ", le projet se donne pour objet de mieux mettre en évidence les contraintes institutionnelles, culturelles et sociales qui conduisent les différents systèmes à se différencier; il vise aussi à comprendre pourquoi, malgré ces différenciations et ces contraintes hétérogènes, un certain nombre de parcours parallèles, d'invariants sociétaux s'observent. Outre une contribution à l'histoire de la statistique administrative, il peut fournir des éléments clé de réflexion sur l'histoire de la relation entre l'administration et l'État d'un côté, entre l'administration et la société de l'autre.