HISTOIRE & MESURE

1998, Volume XIII - Numéro 1/2

COMPTER L’AUTRE

Résumés


Juger les chiffres.
Statut des nombres et pratiques de comptage
dans les dénombrements andins, 1542-1560.

Carmen Beatriz Loza*

Résumé. La première inspection officielle menée dans les Indes espagnoles à l’échelle de la vice-royauté fut ordonnée au milieu du XVIe siècle par la Couronne d’Espagne. Cette visite générale, à but fiscal, nécessitait des opérations de dénombrement. L’imposition fiscale des Indiens se fondait, en effet, sur les Lois Nouvelles des Indes (1542-1543) et, de ce fait, l’inspection a contribué, en même temps, à la définition des droits des Indiens dans la société coloniale. Il s’agissait d’une double inspection sous la responsabilité de deux hauts magistrats : un laïc et un ecclésiastique. La visite pastorale était réalisée en même temps que la visite administrative. Cette concomitance imposait une division du travail qui engageait non seulement les visiteurs, mais aussi les Indiens. L’interaction entre ces acteurs sociaux conduisit, en effet, les visiteurs à utiliser les chiffres tirés des dénombrements déjà élaborés par les Indiens au moyen du quipu, instrument mnémotechnique capable d’exprimer des informations complexes et de réaliser des calculs. Les données étaient ensuite confrontées à celles issues d’une contre-inspection pratiquée par les Espagnols ce qui légitime cet objet et les pratiques de comptage antérieures à la colonisation.

Abstract. Judging the Figures. The status of Numbers and Counting Practices in Andean Censuses, 1542 to 1560. The first official inspection of the Spanish Indies at the Vice-regency scale was ordered by the Spanish Crown in the middle of the 16th century. Its goal was fiscal and thus necessitated a counting operation. Indian tax imposition was based on the New Law of the Indies (1542-1543), and therefore the inspection also made its contribution to defining the rights of Indians in colonial society. The double inspection was under aegis of two high magistrates, one a lay person, the other a cleric. The pastoral and administrative visits coincided, imposing a division of labor on both the visitors and the Indians. Their interaction led the visitors to use Indian figures developed by means of the quipu, a mnemotechnical devise allowing for the expression of complex information and calculations. The data were comparable to those from a counterinspection by the Spanish, which legitimized the quipu and the counting practises predating colonization.


Le texte statistique colonial.
À propos des classifications sociales dans l’Inde britannique.

Christophe Z. Guilmoto*

Résumé. Les recensements démographiques, introduits en Inde par les Britanniques durant le siècle dernier, ont servi de formidables outils de classement de la société colonisée. Les efforts pour cataloguer les populations indiennes (par caste, tribu, confession, etc.) se sont appuyés sur diverses nomenclatures sociales, empruntées à certaines traditions locales ou confectionnées au fil des enquêtes. Loin de l'indifférence que suscitait souvent l'entreprise démographique coloniale, la mobilisation autour des classements sociaux opérés et publiés par le recensement devait être intense parmi les élites indiennes et mettre ainsi en péril la finalité classificatoire des recensements. Au-delà des chiffres assemblés dans les innombrables volumes du recensement, le projet britannique a donné naissance à un large texte statistique visant à embrasser et à maîtriser la diversité et l'altérité sociologique auxquelles le pouvoir colonial se trouvait confronté. Les ramifications, discursives aussi bien que politiques, de cette taxinomie britannique sont encore visibles aujourd'hui.

Abstract. The colonial statistical document. On social classification in British India. The demographic censuses introduced to India by the British during the 19th century became formidable tools for classifying the colonial society. Attempts to catalogue the Indian population (by caste, tribe, religion, and so forth) were based upon a variety of social nomenclature both borrowed from local tradition and concocted out by their investigations. Far from the indifference indigenous peoples often displayed towards colonial demographic censuses, Indian elites were keenly concerned with the social classification process and its publication in the census, to the point of endangering the end result. Beyond simply assembling numerical information in many census volumes, the British project also produced a vast statistical document aimed at discerning and mastering the sociological diversity and otherness conforting the imperial power structure. The discurstive and political ramifications of that British taxinomy are still visible today.


Contrôler, compter, comparer.
La production et la gestion de l'information démographique
en Haute-Volta avant 1960.

Raymond R. Gervais*

Résumé. Les recensements de la population organisés en Afrique par l’administration coloniale française ne peuvent se comprendre sans la connaissance historique des conditions politiques et administratives de leur production et de leur gestion. Émanant de directives du pouvoir central et mimant les pratiques de la métropole, ces tentatives de création d’un savoir démographique furent vouées très tôt à l’échec. L’inadéquation entre les exigences de structures hiérarchiques supérieures et les ressources locales fut sans aucun doute le principal facteur. Le cas de la Haute-Volta est à plusieurs égards exemplaire puisque l’analyse des séries d’estimations démographiques permet de déceler les deux extrêmes des pratiques coloniales dans ce domaine  : la surestimation et la sous-estimation des chiffres de population. Au-delà de l’épineux débat sur la fiabilité des données, la Haute-Volta permet de se pencher sur l’exigence d’une analyse interne et externe comme manifestation d’une pratique de pouvoir et comme rapport médiatisé à la réalité.

Abstract. Controlling, Counting, Comparing. The Production and Management of Demographic Information in Upper Volta before 1960. Population censuses organized in Africa by the French colonial administration are not fully comprehensible without examining the political and administrative conditions under which they were produced and managed. Stemming from directives issued by the central administration and duplicating metropolitan practices, these attempts to produce demographic knowledge quickly ran into a dead end. The principal reason was, unquestionably, the imbalance between the centralized requirements and local resources. The case of Upper Volta is particularly instructive for two reasons. In the first place, analysis of population series estimates underscores the two extremes of colonial practices, that is, over- and underestimation of population numbers. Secondly, and beyond the thorny issue of data reliability, the situation of Upper Volta clearly demonstrates the importance of both external and internal analyses as they combine to produce a specifical practice of power and to create a specific form of reality.


La gestion statistique des populations
dans l'empire colonial français.
Le cas de l'Algérie, 1830-1960.

Kamel Kateb*

Résumé. Ce travail est un essai d'analyse des catégories statistiques mises en œuvre en Algérie, pendant la période coloniale, dans les opérations de recensement de population. Ces catégories, instruments statistiques de la gestion des populations de l'Algérie, ont reflété les représentations que l'administration française avait des populations (différentes par la religion, les mœurs, les coutumes et pendant longtemps par le genre de vie) qui cohabitaient dans les " départements français d'outre-Méditerranée ". Malgré la volonté évidente de mettre les statistiques produites au niveau de celles de la métropole, le traitement ethno-religieux a pris le pas sur le traitement par nationalité en vigueur dans la France métropolitaine. Ce traitement était étroitement imbriqué aux conceptions qui dominaient dans les milieux des démographes et des statisticiens de l'époque.

Abstract. The Statistical Management of Populations in the French Colonial Empire. The Case of Algeria, 1830-1960. This work is an attempt to analyse the statistical categories established in Algerian census operations during the colonial period. These categories, statistical instruments used in the management of Algerian populations, reflected representations the French administration had of different populations (different by religion, habits and customs and, during a long period of time, by way of life) who cohabited in the French Mediterranean overseas territories. Despite the obvious will to reach the same level of methodology for the Algerian statistics as the one produced in metropolitan France, the ethno-racial treatment overrode the treatment by nationality used there. This treatment was strongly linked to the ideas prevaling in demographic and statistical circles at the time.


Compter et classer par race.
Hawaii, les Îles Vierges et le recensement américain, 1900-1940.

Paul Schor*

Résumé. Le recensement fédéral américain, instauré par la constitution pour établir la représentation proportionnelle des États, a continûment distingué les habitants par race, mais l’utilisation de cette catégorie statistique a varié. Issues de l’esclavage, les catégories raciales, loin d’être remises en cause après son abolition, se sont multipliées au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, par processus de racialisation des différences. Après avoir retracé cette évolution, cet article étudie le cas de deux territoires devenus américains alors que cette tradition était bien établie, Hawaï en 1898 et les Îles Vierges en 1917. Le bureau du recensement américain a, dès leur acquisition, procédé à leur recensement, mais il a dû adapter les catégories raciales, élaborées sur le continent au cours du XIXe siècle, à la situation de ces îles où les populations et les relations raciales étaient différentes. La négociation des questionnaires, entre l’administration fédérale, les autorités locales, les populations et leurs représentants, a débouché sur l’introduction de catégories raciales nouvelles,.tandis que persistaient des catégories raciales mixtes, à une période où le métissage était devenu statistiquement invisible du recensement des États-Unis.

Abstract. Counting and Classifying by Race. Hawaii, the Virgin Islands and the American Census, 1900-1940. The American federal census, established by the Constitution to determine the proportional representation of the states, has always distinguished citizens by race, although the use of that statistical category has varied over time. Product of slavery, racial categories, far from being eliminated with abolition, multiplied during the latter half of the 19th century through the racialization of differences. This article traces the general lines of that process, then turns to the territories that became American, Hawaii in 1898 and the Virgin Islands in 1917, at a time when the process had become standard procedure. At the time of their acquisition, the federal office conducted a census but had to adapt the standard racial categories to a different set of racial relations prevailing on the islands. The questionnaire, whose form was the object of discussions among the federal administration, local authorities and the people with their representatives, ultimately introduced new racial categories. The mixed race category was persistent at a time when it had become statistically invisible in the United States.


Qui compte ?
" Recensements " et statistiques démographiques
dans l'Empire ottoman, du XVIe au XXe siècle .

Cem Behar*

Résumé. Le regard statistique que jetait l’État ottoman sur la masse de ses sujets et sur les divers groupes qui composaient la population a beaucoup varié à travers les siècles. Ce regard était cependant toujours fortement dépendant, à l’extérieur, de la fortune politique et militaire de l’Empire et, à l’intérieur, de la puissance relative du pouvoir central.

Pendant la phase d’expansion de l’Empire, des listes d’unités imposables étaient établies sur des registres (les Defter), avant que le recul de la puissance ottomane et la décentralisation des pouvoirs n’aboutissent à la disparition de ces outils statistiques. La période des réformes qui s’ouvre à partir de 1839 débouche sur des recensements modernes assurés par un organe étatique central. Désormais, ces recensements s’opèrent par individus et sur la base de l’appartenance à un groupe ethnico-religieux.

Abstract. Who Counts? " Censuses " and Demographic Statistics in the Ottoman Empire from the 16th to the 20th Century. The statistical focus through which the Ottoman State viewed its subjects and the various groups within the population has varied significantly across the centuries. That focus, however, always adjusted to the political and military fortunes of Empire as it did to the relative power of central authority.

During the expansive phase of Empire, tax rolls were established by register (the Defter), but, with the decline of the Ottoman world position and the decentralization of power within the country these statistical tools disappeared. Henceforth, the censuses would be conducted by individuals, information being classified by ethno-religious group.


La naissance d'une statistique d'État.
Le recensement de 1848 en Égypte.

Ghislaine Alleaume et Philippe Fargues*

 

Résumé. La naissance de la statistique de la population en Égypte peut être datée du recensement de 1846-1848, bien qu’il n’ait jamais été exploité systématiquement ni publié. La conservation intégrale de ces documents bruts aux Archives nationales du Caire permet de le traiter, 150 ans plus tard, comme on le ferait d’une enquête contemporaine et d’y voir une opération répondant aux critères de son temps. Pour la première fois, l’administration publique dressait un relevé exhaustif des individus, et non plus des feux, avec une liste standardisée de caractéristiques personnelles. Le mode d’organisation du recensement et la nature des données recueillies indiquent une opération menée dans une visée d’économie sociale, en rupture avec la tradition des comptages fiscaux ottomans. L’article restitue d’abord l’opération dans son contexte institutionnel. Il expose ensuite la méthode d’exploitation adoptée : sélection aléatoire d’environ 80 000 personnes par échantillon stratifié à deux degrés ; relevé des caractéristiques consignées dans les registres, en amont des nomenclatures de la statistique. Il donne enfin une analyse succinte des professions au Caire, comme exemple des possibilités offertes à l’histoire sociale.

Abstract. The Birth of a State Statistic. The Egyptian Census of 1848. The census of 1846-1848 marked the birth of population statistics in Egypt, yet the document has never been analysed or published. Since the Cairo National Archives holds the complete set of primary documents, they may be examined 150 years later for the ways contempory inquiries were conducted, and seen as an operation responding to the criteria of the time. This was the first census of individuals, rather than households, from which the public administration published standardized list of personal characteristics. The census organization and the nature of data suggest that a socioeconomic focus structured the operation, thus breaking with the Ottoman fiscal accounting tradition. This article situates the opération in its institutional context. It then analyses the method of exploitation: selecting a random sample of some 80.000 people by samples stratified to the second degree; noting the characteristics listed in the register upon which a statistical nomenclature was constructed. Finally, the article provides a summary analysis of professions in Cairo as an example of possibilities avaible in social history.


" Race " et " Nationalité "
dans les recensements du Troisième Reich.
De l’auto-déclaration au diagnostic racial.

Morgane Labbé*

Résumé. Deux recensements de la population furent entrepris en Allemagne sous le Troisième Reich, en 1933 puis en 1939, des questions sur la " nationalité " et sur " la " race " ne furent introduites qu’au second. La principale raison de ce délai n’était pas le temps requis par la préparation d’un nouveau questionnaire, mais l’attente de la fixation, juridique notamment, des appartenances, étant donné que la recherche était incapable de produire une définition savante de la " race juive " et d’une objectivation de la " nationalité ". Après avoir décrit les procédures employées et les avoir comparées à celles du recensement précédent de 1925, cet article rend compte des arguments exposés par les statisticiens pour justifier des changements opérés. En effet, ces derniers bouleversaient des principes et pratiques inchangés depuis le XIXe siècle : le relevé de la langue maternelle comme critère exclusif de la nationalité, le rejet de la " race " comme concept et objet de l’anthropologie et le recours à l’auto-déclaration comme procédure d’enquête. Liant la question de l’exactitude des résultats à celle de la fiabilité des déclarations, une telle remise en cause fut d’autant plus efficace qu’elle faisait appel à un registre d’arguments également communs au domaine juridico-policier, celui de la vérification et du contrôle.

Abstract. " Race " and " Nationality " in the Third Reich Censuses. From Self-Declaration to Racial Designation. Two censuses were taken in Germany under the Third Reich, one in 1933 and the other in 1939 but questions of " race " and " nationality " appeared only in the second. The main reason was not time requirement for a new questionnaire but, rather, for juridical definition, notably with respect to groups, since research was unable to provide a scientific definition of " race " and to an objectification of " nationality ".Having described the procedure used in the two censuses and compared them with that used in 1925, this study then analyses the arguments justifying the changes. Principle and practice unchanged since the 19th century were swept away, such as maternal language as the exclusive criterion of nationality, the rejection of " race " as idea and object in anthropology, and the recourse to self-declaration as a procedure inquiry. Linking the questions of result exactitude and viability of declarations, the rejection of older practice was all the more efficient in that it meshed with arguments from the judicial and law enforcement domains, that is, questions of verification and control.

 


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