De: Herve Le Bras <Herve.Le-Bras@ehess.fr>

À: blum@ined.fr <blum@ined.fr>

Objet: [LISTCENSUS:147] Peul-Bambara-Malinke

Date : vendredi 19 février 1999 17:48

Peul-Bambara-Malinke

 

 

Les tirets représentent autant une union qu'une transition: il n'y

a pas de Peul sans Bambara ni de Malinke sans Bambara, mais aussi on

devient Bambara quand on est Peul et réciproquement, et on devient Malinké

quand on est Bambara et réciproquement. "La trilogie Peul-Bambara-Malinké

est donc un système de transformation dont la logique obéit à un rapport de

forces. C'est dans le cadre de celui-ci, dans la relation entre des termes

concurrents que réside l'identité et non dans des ethnonymes pris

isolément. L'identité se définit donc comme un écart ou comme une

différence. C'est également l'oubli des conditions de production du social

et du politique qui fonde l'identité ou l'ethnicité".

En quelques phrases de ses "logiques métisses" (Payot, 1990),

J.L.Amselle résume non seulement les conditions de l'ethnicité en Afrique

de l'Ouest, mais les problèmes de son interprétation dans le cas des

immigrés africains en France. Quand les Européens quittant les comptoirs

des rivages se sont enfoncés dans l'Afrique, ils ont en effet rencontré

"une myriade de petites chefferies" qui constituaient les seules "unités

effectives". Ces chefferies étaient en conflits fréquents, se dominaient et

étaient dominées déplaçant le pouvoir et les populations, et remettant en

cause les positions sociales. J.L.Amselle montre sur des exemples nombreux

et précis comment les migrations, les changements d'identité et les

changements de statut constituent les pièces d'un système en perpétuelle

évolution que l'ambition de tout pouvoir est de stabiliser. S'il faut

chercher une analogie ou une comparaison avec l'Europe, ce serait avec les

Varegs circulant entre Baltique et Mer Noire au onzième siècle ou avec le

Moyen-âge féodal de l'ouest à la même époque quand le pouvoir éclaté entre

de multiples potentats locaux se recomposait et se dispersait en permanence

avec une grande plasticité. Dans ces conditions, le concept d'ethnie est

tout simplement anachronique. C'est plaquer des catégories substantielles

présentes et souvent nationales, sur une réalité mouvante et continue.

Ainsi, note J.L. Amselle, "on devient Peul ou Toucouleur", et à

l'inverse, des Peuls se lancent dans "un processus de conversion ethnique

afin de devenir Hausa ou Bambara". Au lieu de l'image de substances pures

telles que les ethnies Peuls, Bambaras, Malinkés, etc. qui se dégraderaient

en se métissant, on est en présence d'un continuum au sein duquel les

acteurs ont une très grande liberté, ne serait-ce que parce qu'ils ne

laissent pas de traces écrites de leurs positions successives (on retrouve

l'un des thèmes de J. Goody). Au lieu de pôles culturels initiaux, on est

dans une "indistinction originaire" propice à de multiples stratégies.

Ainsi, les Bambara ne désignent au départ que des paysans de la région

Segou-Sissako, pourchassés par les marchands d'esclaves, et se

reconnaissant entre eux comme des "Banmana", puis le terme s'étend aux

citadins des villes alentour, Djenné, San, Mopti, et à tous les

non-islamisés, jusqu'à devenir homonyme de "payen" en situation de dominé

par rapport aux élites islamisées.

La désignation externe des Bambara n'est pas un hasard, mais une

sorte de règle. Les Peuls aussi sont construits de l'extérieur puis

éventuellement récupèrent cette construction, même quand ils parlent le

Bambara-Malinké comme dans le Wasolon au terme de leur exil du Macina. Peul

serait un terme Wolof et le mot Fulani, employé par les Portugais et les

Anglosaxons, viendrait du manding ou de l'arabe. Ou bien encore, les

paysans Senufo sont appelés Banmana (donc Bambara) par les marchands

ambulants Mandé-Soninké qui parlent un idiome Jula. "Etre Bambara ne

désigne pas un état immuable, mais un statut qu'on acquiert" remarque

J.L.Amselle. Ainsi, les noms d'ethnies représentent des adaptations aux

ascensions et aux descentes sociales. Les Koné fuyant depuis Gonkoro,

soumettent le Cendugu et abandonnent alors la langue Senufo pour le

Bambara. Inversement, des Bambara dominés par l'avancée des Peuls du

Fouta-Djalon se font passer pour des alliés des forgerons Koroko dont ils

adoptent les noms et la langue pour échapper aux représailles des

vainqueurs contre les anciens maîtres. On peut même construire des tables à

double entrée donnant les règles de transformation des statuts ethniques,

lignagers et honorifiques (thèse de M. Samaké sur le Cendugu).

Les Bambara eux-mêmes dont le nom désigne un territoire et/ou une

classe paysanne, deviennent des Malinké dès qu'ils prennent les armes, et

ces guerriers sont aussi appelés Mandenka (Mandingues par les Portugais),

le temps de leurs expéditions. Mais ils peuvent avoir été ou redevenir

Dioula, c'est à dire commerçants. Avant l'arrivée des colonisateurs, les

soi-disant noms d'ethnies ne représentent donc que des positions instables

sur l'échiquier socio-politique. "L'identité ne se définit pas comme une

substance, mais comme un état instable" confirme Amselle. C'est la

colonisation qui gèle les situations en plaquant des schémas de type

Indoeuropéen, ou Ionien-Dorien ou Francs/Gaulois sur cette réalité

fluctuante. Alors qu'il n'existe ni langues fixées, ni frontières

politiques stabilisées, ni généalogies invariables, les Européens

justifient en quelque sorte leur domination en prétendant se substituer à

des dominations précédentes et immanentes, par exemple des Touaregs et

Sonraï sur les Bambara, ou des Peuls sur les Toucouleur et Wolof. Et par un

effet de self-fullfulling prophecy, les Africains eux-mêmes s'investissent

dans ces constructions, continuant à en jouer, mais à une toute autre

échelle. Ainsi, l'Etat malien est-il devenu un Etat Bambara-Malinké du

point de vue de ses dirigeants et de la langue pratiquée par

l'administration. Les élites africaines ont tout autant intérêt à

essentialiser des catégories ethniques que leurs prédécesseurs coloniaux,

rejetant dans le statut de minorité, les groupes écartés du pouvoir et les

poussant à exacerber des différences qui n'étaient souvent

qu'imperceptibles au départ.

Cette matrice en cours de solidification explique aussi l'accord

profond entre M. Tribalat et V. Kuagbenou: tous deux participent de la même

idéologie d'unification interne et de différenciation externe. Alors qu'ils

devraient saisir cette occasion unique d'interprétation qu'offrent les

migrations africaines en France qui à nouveau combinent les changements de

lieu, de statut et d'identité, ils cherchent à les geler dans des

catégories naturelles et héritées.

 

Hervé Le Bras