Enfin un débat qui pourrait être utile à toutes les sciences sociales !

  Le débat ouvert par l'INED ne peut prétendre à une telle utilité s'il s'en tient à ses actuels enjeux apparents, quel que soit leur intérêt. Condamner les investigations démographiques concernant les étrangers qui, jadis ou naguère, enrichirent la population française est une erreur : il est bon d'affiner ces recherches sur le métissage génétique et culturel dont, en France comme ailleurs, la population est issue. Redoubler de précautions pour éviter les approximations journalistiques et les interprétations politiciennes est utile, mais n'éliminera pas ces errements qui sont l'un des prix de la démocratie. Interpréter trop dévotement les normes constitutionnelles qui prohibent les discriminations est excessif :  il faudrait museler les sciences sociales pour qu'elles s'interdisent d'explorer les faits religieux ou autres qui sont supposés discriminatoires. Plus prometteuses sont les réflexions relatives à l'échelle et à la méthodologie des travaux qui s'efforcent de saisir les réalités "ethniques".
Echelle ? Dans toutes les sciences sociales, des recherches peuvent être utilement menées à toutes échelles. Mais je doute qu'en matière démographique, une imitation des modes qui survalorisent la "micro-économie" et la "micro-histoire" puisse être très féconde.  La matière première de la démographie est le million-d'hommes, c'est-à-dire la population dans sa globalité, toile de fond sur laquelle toutes les études détaillées viennent se profiler et prendre sens.
  "Ethnicité" ? A cet égard,  deux observations me paraissent essentielles : (1) l'ambiguité des recensements, le plus souvent anglo-saxons, qui se réfèrent à des catégories d'allure "ethniciste" ne tient pas principalement aux hésitations ou aux stratégies des répondeurs individuels, mais résulte de l'arrière-fond raciste (Etats-Unis) et colonialiste (Grande-Bretagne ) qui s'exprime dans une démarche statistique aux multiples répondants politiques, par exemple, les diverses classes de passeports britanniques mis en usage au cours du 20è siècle !
    (2) la très abondante littérature ethnologique illustre la notion d'ethnie plus qu'elle n'en élabore le concept; elle ne dégage pas une idée claire de ce qu'a pu être, au fil des millénaires et au hasard des continents, une "ethnicité" qui soit autre chose qu'une manifestation des hiérarchies (diverses) pratiquées par les empires pré-coloniaux ou un faux-nez du racisme ou, enfin, une séquelle de la domination coloniale ; au mieux, les notations "ethnicistes" décrivent (sans syntaxe commune) la diversité apparente des peuples juxtaposés ou entremêlés.
  De fondation, la démographie est science de la population : elle dénombre les habitants d'un territoire et détaille certaines de leurs caractéristiques. Autrement dit, elle procède d'un positivisme  qui lui donne vigueur dans l'exacte mesure où l'Etat qui contrôle un territoire est capable d'en recenser la population, d'en centraliser l'état-civil, etc., c'est-à-dire d'en extraire une matière première que le démographe sait épurer, classer et interpréter. Mais si d'aventure un Etat est inapte à gérer le recensement et les autres collectes de données, sa population devient un phénomène "poétique" : ainsi du Nigéria des années 1980. Or, le Nigéria est loin d'être le moins démographiquement efficace des quelques 200 Etats d'aujourd'hui...
  Pour écarter ce positivisme sans perdre aucun de ses bénéfices, la démographie devrait contribuer à une novation qui serait bénéfique pour toute les sciences sociales. Il s'agirait, en somme de se libérer de l'idée qu'en matière de recensement - comme en tout autre domaine - un Etat, un territoire, une population, etc. désignent partout des réalités équivalentes. Des longues investigations que j'ai pu mener dans diverses sciences sociales, j'ai tiré, à ce propos, quelques conclusions sur la consistance sociale des peuples qu'un texte ci-annexé résume. Elles indiquent que, dans leur histoire multi-millénaire, les peuples ont pris trois formes, toutes vivantes ou survivantes dans le monde actuel et riches de boucles complexes : tribu / ethnie / nation. La nation qu'il ne faut pas confondre avec la nationalité juridique imprimée par l'Etat sur sa population, n'est aujourd'hui bien formée que dans 40 ou 50 Etats tout au plus, ceux, notamment, dont les capacités statistico-démographiques sont satisfaisantes. Ceux, également, d'où proviennent les étrangers aisément situables par les études d'ascendance visant à comprendre comment telle nation s'étoffe d'éléments immigrés.
  La caractérisation des migrants en provenance d'Etats (et, naguère, de colonies) où les peuples n'ont pas encore pris forme de nations  pose un problème qui intéresse de nombreuses sciences sociales : qu'en est-il des populations vivant dans ces Etats ? et même : qu'en est-il au juste des nations supposées "mûres" ? Autrement dit, comment identifier et classer les peuples de forme nationale, ethnique ou tribale ? Au vrai, la démographie et l'ethnologie ont à résoudre, de concert, ces questions, par un effort d'objectivation des repères essentiels de la nation, de l'ethnie ou de la tribu, effort dont l'ampleur ne peut être comparée qu'à l'immense travail des économistes des années 1930-50 qui bâtirent les nomenclatures initiales des comptabilités économiques "nationales" et les statistiques internationales du commerce, de la finance, etc.
  J'entends bien que, dans son principe même, une telle recherche soulèverait d'immenses débats et que leurs conclusions théoriques et méthodologiques seraient d'atteinte difficile. Mais, à l'orée d'un siècle où quelques centaines (ou milliers ?) de peuples s'ébrouent belliqueusement derrière le grillage des 200 Etats qui se partagent le territoire planétaire, est-il recherche plus utile pour stimuler les sciences économiques, politiques et culturelles ?
  En attendant que ces recherches aient commencé d'aboutir, elles pourraient être suppléées et stimulées par des expédients raisonnables, permettant d'explorer statistiquement les ascendances et les "origines" sans aucun vertige. En effet, les Etats que les institutions onusiennes classent parmi les producteurs de statistiques de première qualité pourraient être tenus pour porteurs de nations proprement dites (et d'enclaves minoritaires bien repérables), cependant que les quelques 150 autres Etats pourraient être considérés comme le siège d'ethnogénèses diversement avancées, voire de séquelles tribales encore manifestes, si bien que les migrants en provenant auraient à être regroupés sous d'autres rubriques. Il me semble que leur rassemblement par grandes zones de civilisation serait pertinent, tant que les nomenclatures souhaitées ci-avant resteraient en chantier.
  Bref, je tiens que la démographie pourrait déployer ses capacités de stimulation et de synthèse de recherches menées par les autres sciences sociales, si, ayant affirmé sa vigueur comme science de la population, elle ambitionnait de devenir la science du peuplement dont chaque population est issue. Si, donc, elle maîtrisait pleinement l'historicité de son objet, comme il convient à une science sociale de plein exercice.