Selon Victor Kuagbenou, "la construction-déconstruction de l'ethnie en Afrique noire" échapperait à ceux qui critiquent les catégorisations sur des populations vivant en France. L' "ethnie Mandé" introduite en démographie semble être un concept un peu fragile, à tout le moins tel qu'il a été envisagé. En confondant les groupes humains (acceptons cette notion de "groupe") vivant en Afrique et les populations vivant en France et constituées d'individus, parfois Français, ayant souvent effectué seul une migration, les auteurs (signataires ou pas des chapitres des livres Faire France et De l'immigration à l'assimilation, en ouvrant le débat, nous ignorions ce qu'il en serait sur la paternité réelle des travaux) procèdent à un raccourci. A-t-on jamais vu dans la prestigieuse revue Ethnologie française, depuis des décennies des tableaux démographiques sur des "ethnies" "importées" en France ?

Ainsi, ce que certains utilisent à propos de l'Afrique ("regardez les langues des personnes vivant au pays d'origine") pour classer des personnes vivant en France, ne devrait pas être utilisé en France pour classer les personnes qui sont nées en Europe, y compris en France, et qui y vivent même éventuellement !

Il y a disymétrie de l'argumentation et absence de logique. Et il semble toujours préférable de classer les gens par ethnie à partir de questions ouvertes du type "Appartenez-vous à une ethnie? Si oui, laquelle ?". On peut avoir un père pour qui la langue maternelle est le breton, et se sentir comme appartenant à toute sorte de groupe ethnique autres qu'une ethnie bretonne (les gens peuvent se déclarer d'une ethnie "française", "Européenne", "Citoyen du Monde" ou "Celte", par exemple, quoi qu'on puisse penser de ces déclarations), ou à aucun. De plus, les déclarations "par ethnie" ne se prêtent pas à des statistiques car les catégories spontanément énoncées ne le permettent pas. Les "items" ne sont pas nécéssairement exclusifs l'un de l'autre et ne relèvent pas nécessairement des mêmes registres. Quand vous posez la question sur son "ethnie" à quelqu'un, il peut vous répondre aussi bien : "Français", "Blanc", "Breton", "Kabyle", "Européen", "Citoyen du Monde", "Catholique", "Juif", "Aucune" autant de concepts faisant référence soit à une religion, à une nation, à un phénotype mélanodermique, à une région, à rien du tout, etc... C'est différent des réponses qui sont données dans une enquête, par exemple, à une question sur l'âge. L'expérience, de fait, montre que les gens ne réponsent alors pas "Bleu", "Grand", "Chinois" ou "Je suis contre le concept d'âge", mais donnent un âge (ou rien du tout).

Mais on pourrait même se demander si le curieux groupe "Mandé" n'a pas été constitué sur la base de cette étrange polygamie: le groupe Mandé regroupe-t-il volontairement toutes les personnes appartenant à un groupe linguistique africain au sein duquel une personne au moins a déclaré à l'occasion de l'enquête, être concernée par la polygamie ? Après tout, certains groupes "ethniques" de l'enquête ont été constitués "ad hoc" sur la base de la langue parentale parlée sauf quand celle-ci ne convenait pas à l'auteur de l'enquête: si j'ai bien compris, on prenait alors la moins parlée, si c'était le français, le catalan ou le breton (par exemple) qui étaient cités en première langue maternelle, par des gens interrogés dans leur pays de naissance...

L'impression laissée par la procédure que défend Victor Kuagbenou, c'est que les immigrés peuvent "Faire France" (comme on peut "Faire semblant") mais pas "Etre France". Du point de vue de la sociologie politique, Victor Kuagbenou n'est pas fondé à affirmer tout de go: "je peux considérer la question sans aucun a priori politique". Nier totalement le politique, ici entendu au sens large, c'est-à-dire le fait national et citoyen, c'est aussi faire de la politique, et souvent involontairement, la politique du pire. Bien que sont parus des textes dans lesquels il est indiqué que le concept des "Mandé" "en France" est curieux, il faudra retenir que, parés d'une légitimité que certains auront pu croire (et vouloir) établie, le concept et les chiffres ont intéressé les "certains":


Voici le texte complet d'un encadré titré "La polygamie n'est pas affaire de religion" dans une page du journal FN National Hebdo (n° 669, 15-21 mai 1997) sur la polygamie et les immigrés africains:


<< Si l'on en croit Michèle Tribalat chercheur à l'INED
et peu suspecte d'être proche du Front national, il y
aurait actuellement en France près de 10 000 ménages
polygames
. De plus, il ne s'agirait pas d'une question
de religion. "Les hommes polygames, écrit-elle dans
Faire France, se recrutent essentiellement parmi les
migrants d'Afrique noire occidentale où la polygamie
est pratiquée quelle que soit la religion (animiste,
chrétienne ou musulmane, ou encore religion syncrétiques)".
Autre particularité: "Lorsqu'on fait intervenir l'apparte-
nance ethnique, remarque Michèle Tribalat, on s'aperçoit
que ces femmes (mariées avec les maris polygames) sont
toutes d'ethnie Mandé. Dans l'ensemble des femmes Mandé
mariées résidant en France, 70 % vivent avec une co-épouse..."

Faire France, enquête sur les immigrés et leurs enfants - 1995 -
Editions La Découverte. >>



Indépendamment de toute considération sur les calculs en termes de ménages effectués par M. Tribalat (d'autres ont examiné cela par ailleurs dans le détail et une enquête sur la polygamie avait été faite pour la DPM il y a quelques années), je me contente de signaler que, même avec des chiffres comme ceux-là, une autre manière de les présenter aurait pu être (et même dû être, puisqu'il s'agissait d'étudier l'intégration), par les auteurs de l'exploitation de l'enquête:

"La majorité des ménages comprenant des personnes "Mandé" sont composés autour d'un couple de parents, puisque au plus la moitié des ménages comportant une femme Mandé mariée peuvent être dits polygames" (même si l'on retient les 70 % de femmes mariées ayant une co-épouse, chiffre cité dans l'enquête et ci-dessus, et si on considère 1) qu'il y a quelques ménages avec plus de deux co-épouses; 2) que l'union libre à deux existe quelques femmes prétendument (et non soi-disantes, puisque, justement, elles n'ont rien dit sur leur appartenance athnique) "Mandé".

Ou encore :

"Plus de la moitié des hommes Mandé mariés résidant en France ne sont pas polygames
" : ce que l'on peut déduire des mêmes hypothèses. Ce que font les hommes dans cette histoire aurait mérité d'être analysé, surtout qu'apparemment, ceux interrogés, "Mandé" ou pas (20-39 ans) ne se sont pas déclarés polygames.

On voit ainsi comment nous pouvons présenter différemment les résultats, fussent-ils incertains (dans le sens d'une surestimation de la polygamie). Cela nécessitait, il est vrai, de nouveau, un passage des personnes aux ménages (de mariés). On aurait aussi aimé plus de détails sur l'ampleur de tels phénomènes par rapport à l'ensemble des femmes prétendument "Mandé", et pas seulement par rapport aux seules femmes mariées. La religion n'a-t-elle réellement aucun rôle sur la fréquence de la polygamie, ce dont on peut douter (ce n'est pas parce qu'une caractéristique est observée chez l'ensemble des polygames qu'elle est explicative du phénomène et des fréquences respectives existant dans les populations des différentes religion)? Il est facile de comprendre quels sont les risques de récupération de travaux envisageant la question de la polygamie sur une base essentialiste et n'évoquant pas un possible effet de la religion.


JL RICHARD

12 février 1999