De: Herve Le Bras <Herve.Le-Bras@ehess.fr>
Objet: [LISTCENSUS:141] curiosites Mande
Date : vendredi 12 février 1999 12:35
Un remerciement d'abord à V. Kuagbenou pour sa participation à la
discussion. Cela change de l'habituel silence ou du recours à des tracts
syndicaux-Ined des responsables de l'enquête sur l'immigration.
Après avoir lu son explication du groupe Mandé, je me suis reporté
aux deux articles qu'a publiés V. Kuagbenou (dans "Politique africaine" et
"Migrations et sociétés"). Ils ne disent pas du tout la même chose que son
mail:
-le groupe Mandé y est décrit par 6 sociétés ou plutôt langues
(Bambara, Djula, Malinké, Susu, Diakhaké, Soninké, et Khasonké) et non par
les 25 dénominations citées par T. Obenga. Sur ces 6, les 5 premières sont
présentes chez tous les auteurs, mais je n'ai pas pu identifier la sixième
(Diakhaké) absente aussi bien du Greenberg que du Murdock. T. Obenga semble
une conversion récente de V. Kuagbenou car il ne le cite dans aucun de ses
deux articles de 1997, ni dans le texte, ni en bibliographie. Peut-être une
conséquence de ce listcensus!
-T. Obenga est un disciple de Cheikh Anta Diop (auquel il a
consacré un ouvrage), promoteur d'une théorie très particulière de
l'origines des cultures et des peuples africains qu'il fait remonter aux
anciens Egyptiens. Par euphémisme, disons que cette théorie est loin d'être
acceptée par les linguistes, les historiens et les anthropologues. C'est
une sorte de transposition du mythe indoeuropéen dans le contexte africain,
les anciens Egyptiens prenant la place des Aryens. Quand je m'occupais de
"Population", j'avais d'ailleurs soutenu la publication d'un article de L.
Diop-Maes, femme de cheikh Anta Diop, qui était à l'origine du versant
peuplement des idées de son mari. Au lieu d'un débat que j'espérais, je
n'avais reçu que sarcasmes de la part des chercheurs concernés de l'Ined.
Se seraient-ils maintenant ralliés à la théorie de Cheikh Anta Diop, autre
conversion? En tout cas, il me parait dangereux de fonder une
classification statistique aussi sensible que celle des ethnies africaines
sur un seul auteur et un auteur très controversé. Ceci dit, T. Obenga s'est
plutôt spécialisé dans les langues bantoues. Pour les langues mandé, il ne
fait que reprendre J. Greenberg: la liste que donne V. Kuagbenou est
identique à celle de Greenberg y compris dans l'ordre d'énumération (on
peut le vérifier en comparant à listcensus 135).
-Dans ses articles, outre les Mandé, V. Kuagbenou donne cinq autres
groupes ethniques, parmi lesquels celui des "populations à langue unique"
qui comprend les Malgaches, Créoles mauriciens, Capverdiens, Comoriens,
Somaliens et "Banyrwandas" (c'est une langue parlée dans la région des
grands lacs, par exemple au Rwanda et au Burundi, mais aussi au Congo-Zaïre
et en Ouganda). Le fait de parler une seule langue dans un Etat (ce qui est
d'ailleurs inexact dans la plupart des cas retenus) ne crée pas une
anthropologie commune ni une parenté linguistique. Je ne pense pas que T.
Obenga ait recommandé un tel regroupement.
-Passons à la démographie qui correspond mieux à notre raison
sociale. V. Kuagbenou donne p.18 de l'article de "Migrations, sociétés" un
tableau de "répartition des ménages par taille et type suivant l'origine
ethnique" dont les deux colonnes correspondant aux "Mandés" et "Wolofs et
peuls" sont les suivantes:
Taille du ménage Mandé Peuls/wolofs
(%)
1 personne 0,8 7,5
2 " 5,5 19,2
3 " 14,9 15,2
4 " 15,4 18,9
5 " 21,0 10,2
6 personnes et + 42,4 29,0
nombre moyen de
personnes: 4,8 3,9
Or, dans le même article V. Kuagbenou rappelle que M. Tribalat a
estimé à 8000 le nombre de ménages Mandé polygames, ménages comprenant en
moyenne 12 personnes (p. 24). Quelle est donc la taille moyenne des ménages
Mandé: 4,8 personnes selon V. Kuagbenou ou 12 personnes selon M. Tribalat
qui a dirigé son travail? Le tableau permet de dire que tous les deux se
sont trompés. En effet les nombres moyens de personnes calculés par V.
Kuagbenou l'ont été sous l'hypothèse que tous les ménages de 6 personnes et
plus avaient exactement 6 personnes, ce que l'on peut vérifier facilement
pour les Mandé comme pour les Wolofs/Peuls en refaisant le calcul du nombre
moyen de personnes par ménage sur le tableau donné plus haut. C'est une
hypothèse invraisemblable: les tailles des ménages seraient assez
régulièrement réparties de 1 à 5 personnes puis se concentreraient
brusquement à 6 personnes excluant tout dépassement de ce nombre. Il n'y a
d'autre part dans ce cas plus aucune possibilité d'observer une dimension
moyenne de 12 personnes chiffre donné par M. Tribalat pour ce même groupe
Mandé dans son enquête puisque, si tous les ménages ont une dimension
inférieure ou égale à 6, la moyenne (=12) ne peut pas être supérieure au
maximum (=6).
Si l'on admet d'autre part que le nombre moyen de 12 personnes
donné par M. Tribalat, est le nombre juste, la distribution des ménages par
taille jusqu'à 5 personnes donnée par V. Kuagbenou permet d'estimer le
nombre moyen Y de personnes dans les ménages de 6 personnes et plus:
0,8x1+ 5,5x2+ 14,9x3+ 15,4x4+ 21,0x5+ 42,4xY= 12x100
soit:
223,8 + 42,4xY = 1200 donc: Y= 23,0 personnes
Ce chiffre est visiblement aberrant. L'article de V. Kuagbenou nous
permet donc d'explorer par une autre voie l'importance de l'erreur commise
dans l'estimation de la fréquence de la polygamie par M. Tribalat. Ce qui
n'empêche pas le couplet sur la polygamie de continuer à se répandre:
"Politique africaine" (Octobre 1997, n°67) cite comme résultat de l'enquête
de l'Ined, les 8000 ménages polygames regroupant 90.000 personnes, ainsi
que "Migrations, Sociétés" dans l'article de V. Kuagbenou, et on a vu que
"l'Histoire" a repris cette même erreur dans son dernier numéro.
Hervé Le Bras
PS: double de ce texte plus facile à lire en document annexé