De: Herve Le Bras <Herve.Le-Bras@ehess.fr>

Objet: [LISTCENSUS:135] Les Mande ou Mandé

Date : mercredi 3 février 1999 21:16

 

 

 

 

Qui sont ces Mandé maltraités dans l'enquête de M. Tribalat? Trois

approches, linguistique, ethnographique et anthropologique (physique) sont

possibles. La première correspond à la procédure de l'enquête, la seconde à

ses objectifs et la troisième héritée de l'époque coloniale est implicite.

Elles donnent des résultats largement divergents.

L'approche linguistique d'abord: le livre de référence reste le

"Languages of Africa" de Joseph H. Greenberg (Indiana U.P. et Mouton,

1966). Au lieu de privilégier certains traits linguistiques et grammaticaux

comme ses prédecesseurs Meinhof et Westermann, Greenberg procède par "mass

comparison". Les "Mande" forment l'un des 6 sous-groupes du groupe

"Niger-Congo". La liste des langues mande est la suivante:

a/western: -1. Soninke, Malinke, Bambara, Dyula, Numu, Ligbi,

Huela, Vai, Kono, Koranko, Khasonke, Susu, Dyalonka

-2 Sya

-3 Mande, Loko, Gbandi, Gbunde, Loma, Kpelle (Guerze)

b/eastern: -1 Mano, Dan (Gio), Kweni (Guro), Mwa, Nwa

-2 Samo, Bisa, Busa

 

La classification ethnographique pour sa part remonte à l'édition

1969 de l'ethnographic atlas. G.P.Murdock n'y parle pas d'ethnies, mais de

862 "sociétés" qu'il groupe en 412 "clusters". Il ne va pas au delà de ce

premier groupement et donne les caractéristiques sociales et culturelles

des sociétés et non des clusters. Aucune des 862 sociétés ne porte le nom

de Mandé, par contre, plusieurs clusters sont désignés par ce terme ou

comprennent des populations dont la langue figure dans la liste de

Greenberg:

-47: southern Mande: Ngere with special reference to the Gio, Gagu,

Guro, Dan, Tura

-48 Mende-Temne: Mende, Kissi, Kpelle, Gbande, Toma, Temne,

Sherbro, Gola, Vaï

-53: Nuclear Mande: Bambara, Malinke, Soninke, Susu, Kasonke, Koranko.

-54: Marka: Diula, Nono, Samo

 

Pour l'anthropologie physique, discréditée à la fois pour son

contenu souvent raciste et pour le manque de rigueur de ses

classifications, le dernier ouvrage détaillé est l'édition 1926 de "Les

races et les peuples de la terre"(Masson) où J. Deniker qui dirigea la

bibliothèque du Museum d'Histoire Naturelle, considère les Mandé comme l'un

des quatre groupes nigritiens du Soudan occidental et du Sénégal, les

autres groupes étant les Ouolofs, les Toucouleurs, et les peuplades mixtes

des bassins supérieurs des trois Volta (Songhaï par exemple). Les

Nigritiens du Soudan occidental sont eux-mêmes l'un des quatre groupes

nigritiens (les autres étant les "nègres nilotiques", les "nigritiens du

Soudan central" et les "Nigritiens littoraux ou guinéens"). Quand aux

Nigritiens dans leur ensemble, ils représentent l'une des sept dividions de

l'Afrique.

La manière dont Deniker décrit les Nigritiens est caractéristique

de ce type d'anthropologie douteuse: "Nous comprenons sous ce terme toutes

les populations nègres qui ne parlent pas les dialectes bantous; ces

populations présentent ordinairement les traits classiques du nègre: taille

élevée (1m.70 chez les Mandingues à 1m.79 chez les Sara du Chari-Logone,

d'après Collignon, Deniker, Ruelle, Poutrin, Maistre, etc.);

dolichocéphalie très prononcée (indice céphalique du vivant allant de 72,1

chez les Dazari (Mossi) et les Dinkas à 76,9 chez les Achantis, d'après les

mêmes auteurs); peau noire, cheveux crépus en toison continue, nez large et

aplati (indice nasal variant depuis 93,3 chez les Chillouks, jusqu'à 110

chez les Kparhalla, d'après Ruelle); front bombé sur la ligne médiane et

souvent fuyant, lèvres épaisses et projetées en avant, prognathisme

fréquent."(p.543)

Parmi les Nigritiens, les Mandés "représentent la race nigritienne,

avec, souvent un mélange plus ou moins fort de sang éthiopien ou berbère.

D'après plusieurs observateurs, ils sont en général d'une taille élevée, et

très dolichocéphales ; leur peau est foncée et leurs cheveux crépus ou plus

rarement, frisés. Les Malin-kés qui paraissent avoir le mieux conservé le

type primitif, sont plus grands (1.717mm.) que les Sonin-kés (1.695mm.) et

les Bambara (1,707mm.); d'autre part, ils sont ultradolichocéphales (ind.

ceph. 74,9 sur le vivant), tandis que les Soninké sont des

hyperdolichocéphales (ind. céph. 74,6) et les Bambara se rapprochent de la

vraie dolichocéphalie (75,3). La peau est couleur chocolat chez les

Malinké, tandis que les Soninké ont la peau marron, avec un reflet

rougeâtre, ce qui indiquerait un mélange avec la race éthiopienne." (p.554)

Deniker divise ses Mandé en quatre groupes:

-Mandés septentrionaux: Bozo, Soninké, Karapo

-Mandés centraux: Dioula, Bambara, Kassonké, Malinké, Ligbi, Veï

-Mandés méridionaux: Diallonké, Soussou, Mone, Gbin, Toma, Guerzé, Dan.

-Mandés orientaux: Samo, Sia, Samorho

 

En tenant compte des synonymes (Kpelle et Guerze, Dan et Gio, Kweni

et Guro, 43 noms apparaissent dont 10 seulement sont communs aux trois

classifications, ce qui donne une indication sur le flou de la catégorie

des Mandé. Le cas des Bozo, ces pêcheurs du delta intérieur du Niger

illustre la difficulté: ils sont cités par Deniker, mais comme ils parlent

la même langue que les Soninke, Greenberg, ne les indique pas dans sa

liste, mais seulement dans les tableaux où il compare les mots désignant la

même chose dans diverses langues (ainsi, l'oreille se dit "Toro" chez les

Malinke, "two" chez les Bozo et "tu" chez les Dan). Inversement, leur

ethnographie très particulière entraine Murdock à les considérer comme un

cluster à eux seuls, le n°55: Niger Fishermen: Bozo.

14 des langues citées par Greenberg n'ont aucun correspondant

ethnographique ou anthropologique, 8 des sociétés de Murdock n'ont pas de

contrepartie linguistique ou anthropologique et 5 peuples de Deniker ne se

retrouvent chez aucun des deux autres auteurs. Ajoutons qu'une grande

diversité ethnographique existe pour les 13 groupes communs aux

classifications linguistiques et ethnographiques. L'atlas de Murdock les

répartit en effet dans un grand nombre de formes familiales et non dans

cette polygamie généralisée dont les affuble M. Tribalat à la suite de ses

erreurs de calcul et de raisonnement. Plusieurs de ces populations,

étudiées avec soin par des chercheurs français, les Samo par Françoise

Héritier et les Malinke par André Langaney, montrent d'ailleurs des traits

culturels très différents. Il parait enfin difficile de mettre ensemble des

pêcheurs Bozo qui ont gardé un mode de vie traditionnel et des commerçants

sarakolé (soninké) ou des citadins Bambara.

Imprécise, racialisante, inapte à saisir des contenus culturels

autres que fantasmatiques, cette catégorie des Mandé qui occupe une

position de choix dans l'enquête de M. Tribalat illustre bien les dangers

de ces "catégories ethniques" véhiculant les poncifs et les erreurs

raciales du passé.

 

Hervé Le Bras