La notion d’assimilation et les origines ethniques en démographie: “ amélioration ” progressive et paradoxe scientifique
Les concepts de l’analyse démographique de l’immigration sentiraient-ils le soufre? On peut le penser quand on voit l’Ined (Institut national d'études démographiques) poursuivre en diffamation un de ses chercheurs Hervé Le Bras pour 16 passages de son ouvrage Le démon des origines: démographie et extrême droite paru aux éditions de l’Aube. On peut le confirmer quand on voit le rédacteur en chef de Population, la revue de l’Ined, substituer le terme d’intégration à celui d’assimilation en citant le titre de la dernière publication des résultats de l’enquête sur l’immigration menée par l’Ined.. Dans les deux cas, ne s’agit-il pas de dissimuler le fait que la notion d’assimilation est à l’origine de la construction de la catégorie des “ Français de souche ”, terme jusque-là très en vogue dans l’extrême droite, et promu au statut scientifique par cette enquête? Or c’est bien cette notion d’assimilation, contrairement à celle d’intégration, qui entraîne une construction idéologique racialisante au moyen de catégories dites ethniques. Introduite par Georges Mauco dans les années trente, elle a depuis, dominé les travaux démographiques sur les populations immigrées.
C’est en 1932 que G. Mauco publie sa thèse sur Les étrangers en France. Leur rôle dans l’activité économique, qui marque le début de sa carrière dans des instances de réflexion sur la population. Considérée comme un travail pionnier sur l’immigration, sa thèse fait date surtout dans l’approche démographique de l’immigration: elle fonde un modèle d’analyse des populations immigrées, centré sur la notion d’assimilation et sur les catégories ethniques. Mauco considère l’immigration non seulement comme une source de main d’oeuvre mais aussi comme un moyen de peuplement. La notion d’assimilation occupe alors une position clé: elle a la charge de maintenir la “ francité ”. C’est pourquoi, Georges Mauco définit les populations les plus assimilables comme celles qui sont déjà représentées dans la population française, et insiste sur une “ parenté ethnique ” avec les Belges, les Suisses, les Italiens etc. Les “ non-assimilables ”, au contraire, appartiennent “ à des races trop différentes: Asiatiques, Africains, Levantins mêmes, dont l’assimilation est impossible et au surplus, très souvent, physiquement et moralement indésirable ”, et à un moindre degré, les “ Slaves ”. Le succès des idées de Georges Mauco tient essentiellement à l’essouflement de la vision nataliste de la démographie de l’époque à laquelle il instille l’eugénisme et une conception raciale des populations. En effet, la notion d’assimilation autorise à considérer la population française comme le fruit d’un métissage et, dans le même temps, à parler d’un fonds ethnique, varié certes, mais parvenu à un point d’équilibre: “ l’objection qui consiste à dire que l’immigration altère la pureté de la race n’a donc guère de valeur, puisqu’il est peu de nations qui soient parvenues à une unité plus forte et qui soient cependant le produit de plus de mélanges ”. Georges Mauco en appelle logiquement à une sélection draconienne des immigrés en France fondée sur leur origine ethnique, “ qui ne doit porter que sur les éléments ethniquements assimilables, afin de limiter le nombre déjà trop important des non assimilables ”. Et ce d’autant plus qu’il montre dans sa thèse que les populations les moins assimilables ethniquement sont aussi celles dont la valeur professionnelle est la moins appréciée par le patronat. Dans la mesure où il s’agit de maintenir une “ francité ”, il va falloir identifier cette dernière mais aussi lever la contradiction entre pureté française et la réalité du métissage interne. C’est le Dr Martial, considéré comme l’autre spécialiste de l’immigration et qui a aussi en commun avec Mauco d’être un antisémite actif sous Vichy, qui résout la question en reprenant l’idée en vogue chez les raciologues nazis d’une possibilité de renforcer les éléments de la “ souche ”, par des “ croisements de retrempe ”. Cette souche attirera toutes les attentions de la Fondation française pour l’étude des problèmes humains fondée par Alexis Carrel en 1941, sous Vichy. Dans cette Fondation, Martial côtoie les futurs chercheurs de l’Ined, créé sur ses cendres en 1945.
Alfred Sauvy, directeur du jeune Institut, assume l’héritage lorsqu’il publie en 1947 des travaux réalisés par l’Equipement national et la Fondation Carrel sous Vichy. Consacrés à la sélection des immigrants sur le critère d’assimilation, il présente ces documents comme “ des analyses qui voulurent être impartiales ”, et dans le but “ que les travaux entrepris sous les auspices des deux organismes nommés ci-dessus ne disparussent pas avec eux ”. Le Dr Gessain propose par exemple de ne pas admettre en masse les Italiens mais de sélectionner seulement ceux du Nord afin de “ rechercher des immigrants dont le ‘type ethnique’ est déjà représenté dans la ‘mosaïque française’ ”. Les “ travailleurs nord-africains ” y sont divisés entre “ Berbères ” et “ Arabes ” dont il est dit “ Autant le Berbère fait l’unanimité sur sa valeur, autant l’Arabe la fait sur sa médiocrité ”. Pour conclure sur la correspondance entre valeur professionnelle et valeur ethnique, que “ le Tunisien est de tous les Arabes celui que les employeurs relèguent à la dernière place de l’échelle des valeurs ”.
La notion d’assimilation va dominer les travaux publiés par l’Ined jusqu’en 1953, date à laquelle Alain Girard et Jean Stoetzel qualifient soudain le concept d’“ obscur ”. Ce coup d’arrêt à l’intérêt pour cette notion est soumis à des considérations plus politiques que scientifiques. Ce ne sont pas les Italiens tant attendus qui arrivent mais "ces éléments ethniquement inassimilables, surtout exotiques (qui) restent encore trop peu importants pour devenir vraiment inquiétants" que pointait Georges Mauco, c’est-à-dire des populations en provenance d’Algérie, alors française. Avec le début de la guerre d’indépendance de l’Algérie, l’Ined se trouve pris dans une contradiction: dénier l’assimilation à ces populations qui en étaient a priori exclues sans remettre en cause les conditions du maintien de la domination métropolitaine. Pour résoudre la contradiction, la notion phare de l’analyse qualitative de l’immigration, l’assimilation, fait place à d’autres notions d’adaptation, d’intégration, d’insertion etc. Si l’assimilation sort du vocabulaire, l’idée n’en demeure pas moins et s’exprime sous d’autres formes: ainsi l’enquête d’opinion de l’Ined en 1971 sur le sentiment des Français à l’égard des immigrés introduit la notion de “ seuil de tolérance ”. On y découvre que c’est justement vis-à-vis des “ Nord-Africains ” et des “ Africains noirs ” que les sympathies des Français sont les plus faibles: ce sont aussi les seules populations à ne pas être déclinées selon leur nationalité.
La résurgence de la notion d’assimilation dans l’enquête menée au début des années quatre-vint-dix par l’Ined, se situe dans le prolongement du modèle construit par Georges Mauco, avec toutefois, une “ amélioration ” de taille: la quantification des “ origines ethniques ”. Une fois encore, les anciennes populations colonisées se voient déniées une appartenance nationale: on trouve ainsi parmi les “ pays de naissance ” recensés dans l’enquête, le “ Sud-est asiatique ” et l’“ Afrique noire ”. Des catégories ethniques, fondées sur un critère de langue maternelle, sont exclusivement appliquées aux populations non européennes. Si le critère était appliqué à l’ensemble des populations étudiées, on devrait trouver une “ ethnie ” bretonne, basque, alsacienne ou catalane etc parmi les Européens. Enfin, pivot de l’enquête, la catégorie “ Français de souche ” dont les membres sont définis comme des “ personnes nées en France, de parents eux-mêmes nés en France ” et qui devrait concerner des populations extra-métropolitaines, qui par le passé, les populations colonisées, ou aujourd’hui, celles des départements et territoires d’outre-mer, sont très nombreuses à remplir cette condition. Elles en ont pourtant été exclues.
Si l’immigration a dès les années trente été perçue comme une source de peuplement, la notion d’assimilation dominant les travaux démographiques, a permis l’introduction de critères de sélections arbitraires, connectant intimement une logique économique, la valeur (prétendue) professionnelle des immigrants avec une logique “ ethnique ”. Elle ne permet pas de lutter contre la discrimination, mieux, elle la renforce et la justifie par l’imposition d’une vision de la population française scindée en deux origines distinctes comme schéma d’explication. La notion d’assimilation est un paradoxe scientifique, elle permet tout juste à la démographie, telle qu’elle s’est constituée en France, de se replacer au centre des débats sur les politiques démographiques, lorsque la doctrine nataliste ne fait plus recette.
Sandrine Bertaux, chercheur au Laboratoire de Démographie historique à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales