Jean-Luc RICHARD

Chargé de recherche en sociologie politique

CEVIPOF

 

Démographe de formation passé par l'INED (1), aujourd'hui à Sciences Po, je souhaiterais rappeler quelques éléments dans le cadre du débat scientifique qui anime les démographes travaillant sur les catégorisations de populations. J'espère que vous pardonnerez que ces développements s'appuient sur ma thèse de doctorat en démographie économique de l'IEP de Paris intitulée Dynamiques démographiques et socio-économiques de l'intégration des jeunes générations d'origine immigrée en France. Etude à caractère longitudinal (1975-1990) réalisée à partir de l'échantillon démographique permanent, 1997. Elle doit beaucoup aux nombreux chercheurs qui y sont cités et elle apparaît rétrospectivement comme une recherche méthodologiquement alternative aux exploitations de l'enquête MGIS réalisées à l'INED (thèse notamment disponible dans les bibliothèques de l'IEP, de l'INED et de l'INSEE, livre à paraître en 1999).

Globalement, je suis tout à fait d'accord avec le Pr. Maryse Tripier. La recherche académique (qui devrait toujours reposer sur le progrès de la connaissance, l'évaluation et la critique des travaux par les pairs et sur la réplicabilité des modélisations) se distingue, par son indépendance, du travail d'institution publique de type quasi-administratif.

Sur le fond:

1) Les Français de souche ?

En 1991, dans Cent ans d'immigration, édité par l'INED, la population "française de souche" est composée de tous ceux qui n'ont pas au moins un de leurs quatre grands-parents immigrés (p. 43-48). Les jeunes nés en France de parents algériens sont présentés comme "Français d'origine" (p. 7), ce qu'ils sont juridiquement, et comme composante de la population d'origine étrangère, lors de l'étude de l'apport migratoire et de la population d'origine étrangère (p. 65), ce qui ne pose pas de problème per se. Il ne sont pas "Français de souche", mais, en 1996, dans l'ouvrage De l'immigration à l'assimilation publié par l'INED-La découverte, "Français de souche" et "Français d'origine" sont équivalents dans les questions relatives à la sociabilité (p. 271). Est famille voisine "Française de souche" celle que le voisin considère ainsi. Et, est individuellement "Français de souche" celui qui n'a pas de parent(s) immigré(s). On peut donc être "Français d'origine", ne pas faire partie des "Français de souche" en 1991 et en faire partie en 1996, groupe constitué de l'ensemble des individus qui ne font pas partie des "populations d'origine étrangère", appartenant ou non à des ethnies, selon l'origine continentale de ses ascendants. Les jeunes réputés d'une "origine ethnique" déterminée peuvent épouser (sur un marché matrimonial dit ethnique) une personne de même "origine ethnique", origine qui est assimilée à l'appartenance ethnique (si cette dernière personne est née hors de France) (p. 108 de l'ouvrage). Or, d'après le glossaire du livre, l'origine ethnique ne saurait être identifiée à l'appartenance ethnique (sur la prétendue distinction, cf. p. 272). On retrouve aussi l'existence de préjugés, car les origines transformées en fluctuantes appartenance et origine ethniques sont finalement attribuées autoritairement. C'est contre ce genre de catégorisations que ma thèse de doctorat prenait aussi position, avec des arguments que l'on peut certes discuter. Si cette analyse développée dans des travaux publiés depuis 18 mois (2) vous semble devoir être amendée, faites-le moi savoir (3).

2) Absolutisation des caractéristiques contre données longitudinales

Les travaux les plus récents démontrent tout l'intérêt qu'il y a à travailler sur des données longitudinales, fussent-elles publiques, lorsque l'on étudie les personnes ou groupes (d') enfants d'immigré(s)/ immigré(e)s. Des changements d'affiliation peuvent apparaître (4). Pour les enfants nés en France de parents immigrés étrangers, on a vu que la prise de conscience de l'appartenance au peuple français se faisait plus ou moins tôt, après l'âge de 18 ans pour les jeunes qui devenaient et de nouveau deviennnent automatiquement français à la majorité. Seul le caractère déclaratif des données permet de comprendre ces phénomènes qui sont fondamentalement les plus importants (5). L'analyse cognitive des déclarations et comportements est d'ailleurs totalement absentes des exploitations de l'enquête MGIS (disons que si les prétendus "Français de souche" voulaient se marier avec les individus des pseudo ethnies "Mandé" ou "Turque" alors les dits "Turcs" ou "Mandé" se marieraient avec les soi-disant Français de souche...). Des différences de qualité du suivi (biais considérable affablissant la valeur des conclusions tirées de MGIS) achèvent de tuer, à mes yeux, le moindre interêt que l'on peut trouver aux données transversales de l'enquête MGIS sur les enfants d'immigrés. Voici des données comparables pour la population des enfants de père immigré présents dans l'Echantillon démographique permanent (EDP, extrait du recensement) en 1975 et respectivement interrogés en 1992-1993 pour l'enquête MGIS et en 1990 dans le cadre du recensement pour l'EDP (l'échantillon d'enfants d'immigré de l'enquête MGIS a été constitué en utilisant l'EDP 1975 comme base de sondage). Par rapport à la population initiale constituée sur la base de données de données de l'EDP relatives au recensement de 1975, le taux de questionnaires exploitables en 1992-1993 fut en réalité de 59 % (RIANDEY, Enquête Mobilité Géographique et Insertion Sociale. Deuxième rapport intermédiaire. Bilan de la collecte, INED, 1993, p. 23). Comme je l'ai indiqué dans la recherche, ce chiffre est à rapprocher des 88 % de présence(s) dans l'EDP en 1990, pour la même population constituée sur la base de sa présence en 1975 dans l'EDP (6). La différence des taux ne s'explique seulement pour une petite partie par la durée plus longue pour MGIS (1975-1992 contre 1975-1990) et par le fait qu'une correction marginale de la population avait été opérée a posteriori afin que la population interrogée et étudiée réponde exactement aux critères souhaités par les responsables de cette enquête.

3) La quasi-occultation du fait national dans les ouvrages de M. Tribalat (1995, 1996)

La quasi-occultation du fait national dans les exploitations inédiennes de l'enquête MGIS m'est apparue au moyen de l'utilisation de logiciels d'analyse textuelle (étude sur certains chapitres de Faire France). Même pour l'étude des comportements matrimoniaux ou des situations d'emploi/chômage, le fait d'être français, qui est important dans l'explication des stratégies et situations, n'est jamais évoqué, ce qui s'ajoute au problème évoqué plus haut. L'argument comme quoi il faut des données ethniques sauce "MGIS" pour étudier les discriminations est une joyeuse plaisanterie. Dans ces travaux, seul le prétendu "Français de souche" existe on ne saurait y être seulement "français" ou immigré et français...ce qui est pourtant important quand on veut rentrer dans la fonction publique ou que ses enfants soient français... D'ailleurs, l'étude de la discrimination pose des problèmes tels que de simples tableaux croisés entre des catégories défaillantes et une variable d'activité/chômage ne sauraient suffire à cerner le phénomène. Cela fait des décennies que économistes-économètres et psycho-sociologues expérimentalistes discutent sur comment traiter la question (7).

Considérer, à tort, implicitement les enfants nés en france de parents immigrés comme non "autochtones" (8) (cf la définition du Robert), cela participe à l'annonce d'un crépuscule de la nation française, et de "l'Occident" en général, par "suicide par la dénatalité", par "africanisation, islamisation et arabisation" (9). Ces dérives, relatives aux catégories sur les personnes "issues de l'immigration", que nous sommes plusieurs à regretter, se retrouvent dans les textes de trop nombreux démographes (français), dans des publications ou manifestations politiquement très marquées (colloques moralistes, Krisis, Renaissance Catholique -intégristes schismatiques de Mgr Lefebvre-, publications du FN, Alliance nationale Population et Avenir, etc.). C'est un fait incontestable que les politologues ont à analyser car l'étude du fait national et de ses représentations fait partie du domaine de leur analyse. De même, par rapport à ces textes, si l'on retient comme définition de la démographie qu'elle est la science qui étudie la dynamique et le renouvellement de populations humaines ayant une signification sociale et/ou politique, le vieux concept sociologique d' "assimilation" est inadapté pour parler de l'intégration démographique des personnes immigrées, dans la population de la France, ou dans la population française (cette dernière étant composée des citoyens français). Je vous proposerai une première impression sur ces textes que je rassemble dans quelques jours. Si vous voulez les références, je vous les enverrai.


(1) Allocataire de recherche INED 1993-1996, dans le cadre de la rédaction d'une thèse. Jury: Pr. Tapinos -président-, Pr. Vernières, F. Héran (DR INED), R. Silberman (LASMAS CNRS) et G. Desplanques -directeur-.

(2) Jean-Luc RICHARD, "Statistics, integration and universalism", p. 331-351, in On the way to a multicultural society ?, Office fédéral de la statistique, 1997, Berne.

(3) Sur le concept de Français de souche et le discours du Front national, cf. Taguieff, "Biopolitique de l'identité", Raison Présente, juillet 1998 et Richard Jean-Luc, "Analyse de textes autour du concept de race", communication au colloque "Racisme et exclusion" du congrès de la société française de psychologie, Nice, 22-24 mai 1997 (à paraître).

(4) Par exemple, Thave Suzanne et Rouault Dominique, "L'estimation du nombre d'immigrés et d'enfants d'immigrés en France", INSE Méthodes, n° 66, avril 1997.

(5) Richard Jean-Luc "Rester en France, devenir Français, voter, trois étapes de l'intégration des enfants d'immigrés", Economie et statistique, n° 316-317, 1998 (paraît ces-jours-ci).

(6) Chapitre 4 de ma thèse.

(7) "Unemployment among young people of foreign origin in France: ways of measuring discrimination", p. 101-135, in On the way to a multicultural society ?, Office fédéral de la statistique, 1997, Berne.

(8) Cf le texte du démographe de l'INED Jean-Claude Chesnais, "Le crépuscule de l'Occident", Revue de politique indépendante, Centre National des Indépendants -petit parti se situant lui même à la "droite de la droite"-, n° 9, 1995.

(9) Idem.