L'utilisation de données ethniques en démographie

 

Jean Louis RALLU, INED

Texte préparé pour

Démographie : analyse et synthèse

Séminaire de Rome, mai 1999

ce texte est reproduit ici avec l'aimable autorisation des organisateurs du séminaire

 

 

L'utilisation de données ethniques en démographie * 1. La collecte de statistiques ethniques *

1.1. La formulation de la question sur l'origine ethnique * 1.1.1. La liste des catégories * 1.1.2. Métis et multi-appartenance * 1.2. Les réponses des enquêtés * 1.3. La présentation des résultats * 1.3.1. Regroupements et classement des métis * 1.3.2. Préparation d'autres opérations de collecte * 1.4. Autres sources de données *

2. L'analyse à un moment donné *

2.1. Estimation de la qualité des données * 2.2. Divers biais affectant l'analyse * 2.2.1. Lien entre situation sociale et déclaration de l'origine * 2.2.2. Individus appartenant à plusieurs ensembles * 2.3. Instabilité de la déclaration de l'origine à court terme *

3. Le suivi des populations. *

3.1. Evolutions globales * 3.2. Evolutions par âge et phénomènes perturbateurs. *

Conclusion *

 

 

Les aspects idéologiques et ethiques sont tels en ce qui concerne l'utilisation des catégories ethniques dans les statistiques démographiques qu'ils occultent les problèmes simplement méthodologiques. Sans pouvoir trancher si la distinction de l'origine ethnique accroît ou atténue les tensions inter-ethniques, on s'accorde habituellement sur le fait qu'elle permet la mesure de la distance sociale entre les composantes de la population. Ainsi, de très nombreux articles ont traité de l'opportunité des statistiques selon l'origine ethnique en considérant les problèmes de société qui y sont liés, sans s'interroger sur la qualité des données et les méthodes particulières qui leur sont liées, qui pourtant conditionnent la légitimité de leur utilisation et dont dépend l'image qu'on donnera des composantes de la société.

 

Nous allons traiter ici uniquement des aspects statistiques de l'utilisation des catégories ethniques. D'abord au niveau de la collecte de l'information, de la manière dont les enquêtés peuvent se situer dans les catégories, avec notamment le problème des métis, et de la présentation de l'information par les statisticiens qui regroupent et classent à nouveau. Dans ce domaine, l'importance de la collecte est telle qu'il est nécessaire de considérer cette étape avec suffisamment de détail avant de passer aux problèmes d'analyse. Ensuite, nous considérerons les problèmes d'analyse à un moment donné : estimation de la qualité des données, biais fréquents liés à ce type de données. Enfin, nous étudierons les problèmes du suivi de la population par les statistiques ethniques. - Bien que la question de l'origine des personnes ait reçu diverses appelations : origine ethnique, race, 'ancestry' dans les pays anglo-saxons, etc..., nous utiliserons toujours le terme d'origine ethnique pour plus de clareté et parce que les problèmes de collecte et d'analyse sont en fait les mêmes quelquesoit l'appelation retenue.

 

1. La collecte de statistiques ethniques

 

L'approche du statisticien se veut objective (Goldmann 1997), à savoir que les catégories ethniques doivent refléter la réalité socio-culturelle des diverses composantes de la société. Le statisticien intervient à deux moments, lors de la rédaction du questionnaire et lors de l'exploitation des données collectées.

 

1.1. La formulation de la question sur l'origine ethnique

 

Avant la rédaction du questionnaire, se pose la question du mode de déclaration de l'ethnie : auto-déclaration des enquêtés ou déclaration par l'enquêteur ou à partir d'un document (carte d'identité, passeport...) mentionnant l'origine. L'auto-déclaration est la plus conforme au respect des libertés individuelles, mais n'est pas encore universellement appliquée. Le mode de déclaration influe évidemment sur les résultats et on devra en tenir compte dans l'analyse.

 

1.1.1. La liste des catégories

 

La question sur l'origine ethnique se présente habituellement sous la forme d'une liste, fermée ou ouverte. L'expérience montre que ces listes sont très éloignées des termes utilisés par les anthropologues (figure). Ainsi on y rencontre souvent un mélange de termes se référant à la race (couleur), la langue ou la nationalité avec les noms de groupes ethniques. Au niveau des groupes ethniques eux-mêmes, diverses imprécisions sont fréquentes : un groupe peut figurer dans la liste en même temps qu'un sous-groupe de celui-ci, notamment lorsque ce dernier est suffisamment représenté dans la population pour qu'on désire connaître son effectif. Certaines appelations sont plus " populaires " que scientifiques ou correspondent souvent à la manière dont le groupe dominant dénomme les autres ethnies plutôt qu'à la manière dont celles-ci se dénomment et se classifient, situation qui était fréquente dans les statistiques coloniales. Enfin, certains groupes ethniques très minoritaires ne sont pas dans la liste et peuvent être précisés dans la catégorie " autres " si une place est prévue à cet effet. La liste est parfois très brève et cherche à regrouper en grandes catégories comme en Grande Bretagne en 1991 (Black African, Black Carribean, Indian ...).

 

Si les considérations qui président à l'établissement de la liste des catégories proposées ne sont pas strictement anthropologiques, mais liées à l'importance démographique des groupes et à la manière dont la population majoritaire les voit, elles ne facilitent pas le travail des enquêtés qui doivent se reconnaître et se classer dans des catégories qu'ils acceptent. Aussi, est-il recommandable que la rédaction de la liste soit faite en collaboration avec des représentants des diverses composantes ethniques. On peut se demander alors si l'utilisation de termes anthropologiques ne fournirait pas de meilleurs résultats, chacun étant censé accepter et se reconnaître dans une classification scientifique, alors que les catégories proposées sont souvent un compromis, entre la vision d'un groupe majoritaire et celles des minorités, que certaines minorités ou fractions de celles-ci peuvent rejeter. Cependant, l'emploi de ces termes conduirait à des listes très longues.

 

En raison de l'existence de différents niveaux (race, nationalité, ethnie) et de groupes et de sous-groupes dans la liste proposée, l'ordre des catégories a une influence non négligeable sur les résultats. L'ordre alphabétique peut conduire à mettre en tête des groupes rares et l'ordre selon l'importance numérique est sujet à la qualité des estimations antérieures et à des variations temporelles. Il est, pour cette raison, fréquemment contesté par diverses minorités. La tendance récente (Statistiques Canada) est donc à supprimer la liste et à poser une question ouverte consistant en quatre cases blanches (Canada, recensement de 1996) (figure).

 

1.1.2. Métis et multi-appartenance

 

Les personnes qui composent la population peuvent appartenir à plusieurs groupes ethniques en raison des métissages. Le statisticien peut vouloir ignorer ce fait et spécifier qu'une personne doit se rattacher à un groupe et un seul, l'appartenance ethnique est alors considérée comme un phénomène social (on se rattache socialement à une communauté) plutôt que biologique. La transmission de l'origine pourra alors suivre une tradition patrilinéaire ou matrilinéaire, ou être autre : sociale, affective, etc... Le statisticien peut aussi décider à quel degré de métissage une personne appartient à une communauté; l'exemple américain : avec 1/16 de sang noir, vous êtes noir, est bien connu et a été souvent ridiculisé, mais sans doute à tord (cf. ci-dessous). Ce choix d'une appartenance unique à caractère social n'est pas contradictoire avec la définition de l'origine ethnique comme appartenance à un groupe socio-culturel, mais a des implications pour l'analyse. Alors qu'un caractère biologique comme le sexe est (pratiquement) immuable, un caractère social est sujet à variation et à diverses interactions (cf. ci-dessous).

 

Si on admet la déclaration des métis comme tels, celle-ci peut se faire de diverses manières : cocher autant de cases que nécessaire dans la liste, décrire dans la catégorie " autres ", prévoir plusieurs cases dans une liste ouverte (recensement du Canada de 1996) ou diviser la question en deux questions sur l'origine des parents (avec une double réponse possible pour chacun - recensement de Polynésie Française de 1988). L'approche par deux questions sur les parents serait la plus à même de refléter la réalité biologique si les parents avaient au plus deux origines, sinon, il faut une question sur chacun des grands-parents ou aboutir à des généalogies dans les cas complexes. On sait par ailleurs qu'en raison des paternités inconnues, des adoptions et de diverses manipulations, les généalogies ne reflètent pas exactement la réalité biologique. Ce n'est d'ailleurs pas cela qu'on cherche mais une appartenance socio-culturelle qui justifie les simplifications. Cependant, les enquêtés doivent pouvoir se situer dans les catégories selon leur origine telle qu'ils la conçoivent ou plutôt dans les catégories objectives reflétant la société telle que les statisticiens l'ont conçue a priori.

 

1.2. Les réponses des enquêtés

 

La réponse des enquêtés représente le côté subjectif de l'appartenance ethnique. Le choix de la déclaration imposée ne saurait résoudre tous les problèmes. En l'absence de document, l'enquêteur doit décider de l'origine des personnes et cela variera selon son origine : membre du groupe majoritaire, de la minorité enquêtée ou d'une autre. Notons que les pratiques coercitives peuvent simplement causer le refus de répondre, soit en échappant à l'enquête, soit en fournissant un ensemble d'informations inexactes, ce qui se traduit par un sous-dénombrement, un taux élevé de non-réponse ou une baisse de la qualité des données.

 

Les principales difficultés viennent sans doute de l'existence de groupes divisés en sous-groupes et des métis. Ainsi lorsque deux groupes dans une relation d'inclusion sont présents dans la liste, un individu peut ne pas lire la liste jusqu'au bout. Les membres d'un sous-groupe non présent dans la liste peuvent vouloir se distinguer du groupe les englobant et qui y figure et se classer dans le groupe " autres ", en mentionnant ou non leur origine en clair. Les métis ont le choix entre leurs différentes origines qu'ils peuvent mentionner en totalité ou non. Dans la plupart des cas, pour manifester une origine dominante, ils doivent omettre leurs autres origines (cf. ci-dessous). Enfin, puisque l'origine est plus sociale que biologique, des facteurs sociaux : durée de séjour, nationalité, situation sociale, insertion culturelle, peuvent influencer sa déclaration.

 

1.3. La présentation des résultats

 

Si un tableau présente habituellement l'ensemble des réponses, incluant les plus fréquemment inscrites dans la question ouverte et les différents types de métis, lorsque ceux-ci avaient la possibilité de se déclarer comme tels, les tableaux croisant plusieurs variables doivent, pour des raisons de commodité, regrouper l'origine en catégories peu nombreuses.

 

1.3.1. Regroupements et classement des métis

 

Les regroupements se font habituellement par région géographique à moins que des origines particulières ne présentent un intérêt spécifique du fait de leur effectif ou de leur position sociale. Si le questionnaire était prévu pour cela, on peut encore choisir à ce niveau de continuer à séparer les métis dans une ou plusieurs catégories à part ou des les intégrer dans des groupes " purs ".

 

Seule la méthode divisant la question de l'origine en deux questions sur les parents permet de calculer l'origine dominante des métis : personnes au 3/4 d'une origine ou 1/2 a, 1/4 b et 1/4 c, et est donc la plus proche de la réalité biologique, cependant, si deux origines seulement sont demandées pour chacun des parents, on retrouve une ambiguité à ce niveau. La question sur l'origine individuelle ne permet pas de pondérer les différentes origines auxquelles une personne s'est rattachée, une personne 1/2 a, 1/4 b et 1/4 c, apparaît appartenir à 3 ethnies en parts égales à partir des croix dans une liste ou de la simple énumération de ses origines dans une question ouverte. Attribuer les métis à un groupe unique n'est pas mathématiquement correct (cf. ci-dessous) et repose sur le choix d'une hiérarchie (ou priorité d'attribution). On attribue habituellement les priorités élevées aux groupes minoritaires, ce qui revient à classer les métis avec les minorités visibles dont ils font effectivement partie, mais ce choix n'est pas neutre sur les résultats de l'analyse.

 

Depuis 1991, la Nouvelle Zélande utilise un double traitement particulièrement intéressant de la catégorie ethnique lié à l'existence des métis. Un premier traitement donne des chiffres additionables. Statistics New Zealand a retenu, selon des priorités, au plus 3 ethnies mentionnées par les métis et publié un tableau selon le nombre d'origines, unique, métis de deux et de trois ou plus origines avec le détail de ces origines. Cela implique des changements de catégorie lorsqu'on regroupe à un niveau plus large : un métis anglais-grec n'est plus un métis lorsqu'on regroupe les origines européennes. Un autre traitement des données produit des tableaux où un individu est inclus dans une catégorie dès lors qu'il l'a mentionnée. Cette méthode permet que chaque composante de la population inclue tous ses éléments y compris ceux qui partagent cette origine avec d'autres, mais les résultats ne sont pas additionnables.

 

1.3.2. Préparation d'autres opérations de collecte

 

Dès l'étape de la présentation des résultats, le tri à plat de l'ethnie et l'analyse des réponses ouvertes permettent d'envisager des modifications de la liste. Comme pour tout changement de nomenclature, il importe de préserver la comparabilité de l'information avec celle recueillie antérieurement. Il arrive cependant qu'on retire de la liste des groupes peu représentés, ce qui pose le problème de savoir à quel groupe ils se rattacheront, à un groupe apparenté ou aux " autres " et pose un problème supplémentaire aux métis qui partageaient cette origine. Il est fréquent aussi qu'on ajoute des groupes apparus importants dans la question ouverte, ce qui ouvre la possibilité que s'y rattachent des personnes qui antérieurement s'étaient classées " autres " sans préciser ou dans un groupe voisin, apparenté ou plus vaste. Il semble préférable d'éviter de retirer des groupes de la liste, mais en ajouter a aussi des effets sur l'évolution des autres groupes. Il faut encore noter que les personnes dont le groupe ne figure pas dans la liste peuvent toujours changer leur déclaration, précisant ou non leur origine dans la question ouverte ou se rattachant à un groupe différent à divers enquêtes. Des individus passent ainsi d'une catégorie à l'autre du simple fait des imprécisions de celles-ci, phénomène à distinguer des changements volontaires (cf. ci-dessous), ce qui se traduit par des transferts de population entre groupes, certains diminuant d'autres augmentant, apparemment sans raison. Le fait que les catégories les moins sujettes à changer sont celles désignant les ethnies autochtones, qui sont aussi souvent les plus proches des termes ethnologiques, plaide pour l'utilisation de ceux-ci. Cependant, l'absence de liste évite plus radicalement encore tout changement.

 

1.4. Autres sources de données

 

Les recensements et enquêtes ne sont pas les seules sources de données sur l'origine ; l'état-civil, l'enregistrement des migrations peuvent aussi fournir cette information. Cela est même nécessaire pour l'analyse des évolutions intercensitaires. Il est évident que l'utilisation des diverses sources sera d'autant plus facile et plus sure si celles-ci utilisent les mêmes catégories. Cependant, il faut aussi que la déclaration de l'origine soit la même à divers moments et en des circonstances aussi différentes qu'arriver dans un pays, y résider, s'y marier, y avoir des enfants... et le quitter, situations qui peuvent avoir une influence sur la perception sociale de l'origine.

 

A l'issue de cette première partie, il semble qu'on puisse tirer deux conclusions. Même si le grand nombre d'ethnies doit poser des problèmes de codage et de regroupement pour la présentation des résultats, nous tendons à conseiller, d'un point de vue essentiellement théorique, de renoncer à toute liste et de demander l'origine ethnique dans une question totalement ouverte. Cela évitera les difficultés liées à l'imprécision des termes et aux inévitables modifications de la liste qu'elles entraînent par la suite. La seconde conclusion est plus impérative : il est nécessaire de donner aux métis la possibilité de se déclarer comme tels et de les présenter à part dans les résultats pour les besoins de l'analyse (cf. ci-dessous).

 

2. L'analyse à un moment donné

 

Les populations que l'on cherche à étudier par la question sur l'origine ethnique sont les minorités anciennes, historiques ou autochtones, et nouvelles, issues de la migration. Les phénomènes étudiés sont les caractères socio-économiques et socio-culturels (langue, religion...) et plus généralement l'insertion sociale qui suppose une analyse dans le temps, mais peut se faire par la comparaison entre diverses composantes de la population à un moment donné.

 

2.1. Estimation de la qualité des données

 

La comparaison, par tris à plat ou par tris croisés, des données sur l'origine ethnique avec d'autres variables permet une relative vérification de la qualité des réponses. Les variables les plus intéressantes sont le lieu de naissance et la nationalité d'origine, cependant, il n'existe guère de pays mono-ethnique et les migrations multi-séculaires, dont la colonisation, ajoutent encore à cette confusion, bien que l'analyse par âge ou par période permette parfois de distinguer des migrants anciens (colons de retour par exemple). La religion et surtout la langue maternelle permettent aussi des vérifications, cependant ces concepts ne se recouvrent pas toujours, la déclaration de la religion varie avec la pratique et des personnes nées dans le pays d'accueil, ou ayant migré en bas âge, peuvent n'avoir pas suffisament parlé la langue de leurs parents pour la déclarer comme langue maternelle.

 

Si aucune variable ne permet une vérification exacte de la qualité des données, ces comparaisons sont néanmoins utiles et peuvent révéler des inconsistances dans la déclaration de l'origine et aider à les corriger.

 

2.2. Divers biais affectant l'analyse

 

Alors que jusqu'à présent nous avons principalement considéré que les enquêtés déclaraient leur origine ethnique dans son aspect immuable (en tant qu'origine) et objectif (dans le sens d'une filiation ethno-culturelle reflétant la réalité sociale), nous allons maintenant considéré les cas où cette déclaration est affectée par d'autres critères et peut changer.

 

2.2.1. Lien entre situation sociale et déclaration de l'origine

 

Un individu peut refuser de se rattacher à un groupe par crainte de conflits avec d'autres groupes ou simplement parce qu'il considère qu'il n'en partage plus les valeurs et se rattacher à un groupe dont il se pense plus proche. Ces variations de la déclaration sont le plus souvent liées à des facteurs politiques et sociaux. La situation politique et les droits des minorités et leurs changements ont des effets bien connus sur la déclaration de l'origine (cf. ci-dessous). Par ailleurs, une personne qui vit depuis longtemps dans le pays, a adopté ses valeurs et s'en réclame ou a seulement réussi son insertion professionnelle pourra se rattacher au groupe majoritaire ou à celui dont la position sociale est la plus élevée : ainsi des personnes de toute origine se déclarent Canadiens, Australiens ... dans les recensements de ces pays. Ce phénomène, qui affecte particulièrement, mais non exclusivement, les métis, n'est pas universel ; les artistes tendent plutôt à se rattacher à une origine exotique. Ces phenomènes tendent néanmoins globalement à abaisser le niveau socio-professionnel des minorités. Or on mesure un phénomène par rapport à un caractère non affecté par ce phénomène. La mesure de la distance sociale, et des caractères socio-économiques en général, est évidemment biaisée si la définition de la population où on mesure ces caractères est elle-même sociale, en d'autres termes, s'il y a interaction entre la situation sociale et la déclaration de l'origine.

 

2.2.2. Individus appartenant à plusieurs ensembles

 

Considérant que les métis sont dans une position socio-économique intermédiaire entre celles des populations dont ils participent biologiquement, leur attribution à l'une ou l'autre de ces populations affecte les résultats. La tendance, par le jeu des priorités, est de les inclure dans les minorités visibles. Cependant, en incluant les métis (en situation intermédiaire) dans un groupe défavorisé on réduit l'écart inter-groupe. Il en est de même si on considère que les personnes peu apparentées (par exemple 1/16) à une éthnie n'appartiennent pas à cette ethnie alors que des caractères visibles les distinguent encore de l'ethnie majoritaire et sont effectivement la cause d'une discrimination ; le processus est alors inverse : on inclut dans la population favorisée des personnes défavorisées. Pour mesurer un phénomène social, tel que la discrimination, il faut que le groupe affecté soit intégralement saisi, en d'autres termes qu'il y ait adéquation entre le découpage des populations par le statisticien et celui effectué par la discrimination elle-même, ce dont on ne peut être sur a priori. De " bonnes intentions " (une personne 1/16 noir est un blanc) peuvent conduire sous-estimer la discrimination, alors que la connaissance de celle-ci est un des buts - et une des justifications - de l'utilisation de la variable origine ethnique.

 

Les groupes ethniques, avec l'existence du métissage, renvoient à la théorie des ensembles. Les métis appartiennent à plusieurs ensembles et les comparaisons entre ensembles doivent inclure tous les individus de chaque ensemble, ou traiter à part les intersections de ceux-ci. La solution consiste donc, soit à inclure les métis dans tous les groupes auxquels ils se rattachent (Nouvelle Zélande depuis 1991) ce qui évite les biais mentionnés ci-dessus, mais il reste un effet des différences de proportions de métis selon les groupes, soit à les traiter séparément.

 

2.2.3. Stratification par générations

 

Une autre source d'imprécision est liée au fait que la variable origine ethnique mélange plusieurs générations dont le degré d'insertion varie sans doute. Il y a donc intérêt, dans le cas d'une migration récente, à la croiser avec le lieu de naissance pour distinguer la génération des migrants (première génération) de celle de leurs descendants. Si le lieu de naissance des parents est disponible, il est aussi possible de distinguer les enfants des migrants (deuxième génération) des générations suivantes. Le lieu de naissance permettant de connaître les migrants, quel intérêt représente alors le fait d'y ajouter l'origine ethnique, notamment si des migrations de sens inverse suivies de retour (comme la colonisation) peuvent être pratiquement écartées à partir de l'âge ou de la période. Si rien n'empêche d'employer les lieux de naissance et l'ethnie, ensemble ou séparément, il reste que, lorsqu'on utilise l'ethnie, les personnes qui ne s'y sont pas rattachées n'entrent pas dans l'analyse.

 

En résumé, l'emploi de catégories ethniques " pures " fait considérer des populations non homogènes, constituées de personnes en situation de double appartenance et l'origine ethnique seule ne permet pas de distinguer les diverses générations, ce qui, ajouté aux aspects sociaux de la déclaration de l'origine, biaise l'estimation de la distance sociale. Des approches simultanées par des variables non sujettes aux biais liés à la nature sociale de l'origine déclarée apparaissent nécessaires et il serait utile de disposer d'une information sur le lieu de naissance des parents.

 

2.3. Instabilité de la déclaration de l'origine à court terme

 

La déclaration de l'ethnie peut varier sur de courts moments. Ainsi, en Australie, entre le recensement de 1986 et l'enquête post-censitaire, on a observé 15% de changements dans la déclaration des aborigènes (Howe 1994). On peut regretter que ce type de comparaison soit trop rarement publié. Cette remarque prépare l'étude des évolutions qui mettent en jeu des intervalles de temps beaucoup plus longs.

 

3. Le suivi des populations.

 

Nous allons considérer dans cette partie que les problèmes liés aux changements de nomenclature ont été totalement résolus, les évolutions observées sont donc dues à des phénomènes tels que la variation de la qualité du dénombrement, le mouvement naturel, la migration et les changements volontaires de déclaration de l'origine.

 

3.1. Evolutions globales

 

L'évolution tous âges confondus de la population par groupe ethnique est d'abord affectée par la composition différente des naissances et des décès en ce qui concerne la proportion de métis, ce qui se traduit différemment selon le mode de classement de ceux-ci. Une population qui se métisse peut perdre, selon le mode de classement adopté, une partie de sa descendance, ce qui réduit et peut inverser sa croissance

 

3.2. Evolutions par âge et phénomènes perturbateurs.

 

L'analyse de l'évolution d'un groupe ethnique est plus précise si elle est effectuée par génération en appliquant la méthode de la population attendue (par la survie entre t et t').

 

Px+at' = Pxt * Sx,x+a,

où S = probabilité de survie de la population (P), x = âge en t et a = intervalle t,t'

 

Les méthodes de vérification de la complétude de l'énumération sont celles habituelles :enquêtes post-censitaires et confrontation des effectifs totaux de population avec d'autres sources, administration municipale par exemple.

 

Par rapport à une variable stable (sexe, lieu de naissance...), une génération évolue (outre la mortalité) du seul fait de la migration, mais il n'en est pas de même à partir d'une variable non stable, sujette à des changements de déclaration comme l'origine ethnique. Il semble alors impossible de décider si les évolutions sont dues à la migration ou à des changements de déclaration, qui agissent l'un par rapport à l'autre comme des phénomènes perturbateurs. La variable origine ethnique ne peut donc pas servir à mesurer la migration. La migration est plus facilement connue, par d'autres sources, que les changements de déclaration de l'origine et on peut donc essayer d'estimer ceux-ci. - L'idéal serait de disposer, non d'estimations indirectes, mais de données de migration selon les mêmes catégories que celles du recensement ou de l'enquête - en espérant que la déclaration de l'origine y est la même et stable. L'utilisation de l'ethnie, par exemple dans les recensements, apparaît ainsi nécessiter son emploi dans d'autres domaines de la statistique.

 

A défaut d'une mesure directe, les évolutions selon le lieu de naissance, voire la nationalité d'origine, fournissent une estimation de la migration lorsqu'existe une bonne adéquation entre un groupe éthnique et ces variables. Dans le cas des recensements, la migration peut aussi être estimée par rapport à la résidence antérieure, directement pour les entrées, et à partir de la population attendue pour les sorties (différence entre population attendue (par la survie entre t et t') et population observée en t' ayant déclaré résider dans le pays à la question sur la résidence antérieure en t). Supposant que la résidence antérieure est bien déclarée, la croissance d'un groupe ethnique traduit un accroissement de déclaration de cette ethnie, mais, lié à un accroissement semblable selon le lieu de naissance, cela traduit une amélioration de l'énumération. Une baisse selon l'ethnie plus importante que celle observée selon le lieu de naissance traduirait une baisse de déclaration de cette ethnie.

 

Ainsi, en l'absence d'immigration, on a observé une augmentation dans les générations des aborigènes australiens depuis 1981 (tableau 1), suivant une baisse, en l'absence d'émigration, entre 1976 et 1981. Au Canada, les Indiens d'Amérique ont récemment connu une augmentation liée à des changements de déclaration de l'origine. En Yougoslavie, les " Yougoslaves " étaient en augmentation de 1961 à 1971 et 1981, mais ils ont fortement diminué entre 1981 et 1991. En Australie, l'augmentation fait suite à l'adoption de lois plus favorables aux aborigènes. En Yougoslavie, la baisse fait suite à un durcissement de la compétition entre les ethnies (appelées nationalités), les partis politiques réclamant à chacun de se rattacher à son origine (Mrdjen 1992). Entre les recensements de Polynésie française (Baudchon, Rallu 1993), on observe des variations importantes autour de 20 ans (tableau 1), lorsque les individus dé-cohabitent et remplissent eux-mêmes le questionnaire et qu'ils ne reprennent pas toujours à leur compte la déclaration que faisait antérieurement le chef de ménage lorsqu'il remplissait le questionnaire pour eux. Les évolutions doivent alors être considérées par rapport à la migration, importante à ces âges.

 

Les évolutions des composantes ethniques de la population ne sont pas seulement intéressantes au niveau global ou national, mais aussi à des niveaux régionaux et locaux fins, pour mesurer des phénomènes tels que le confinement ou la ghettoïsation. Les problèmes apparus au niveau national se retrouvent à ces niveaux : évaluation de la qualité du dénombrement, migration et changements de déclaration de l'origine et nécessitent, lorsque l'information est disponible, les mêmes comparaisons à des variables stables qu'au niveau national.

 

Compte tenu des difficultés à suivre l'évolution des effectifs et du caractère social de l'origine - susceptible de varier par exemple avec la situation professionnelle -, la mesure de l'évolution des caractéristiques socio-économiques des composantes ethniques de la population apparaît particulièrement hasardeuse.

 

Finalement, l'utilisation de l'origine ethnique, qui n'est pas une variable stable bien qu'elle soit souvent traitée comme telle, ne permet pas de séparer les facteurs de l'évolution des groupes ethniques. Il faut, comme dans l'analyse à un mooment donné, utiliser en parallèle d'autres approches basées sur des variables stables pour confirmer les évolutions.

 

Conclusion

 

La saisie de la variable origine ethnique est particulièrement délicate car elle relève de points de vue différents sur la composition de la société, celui objectif des statisticiens et celui plus subjectif des individus, celui du groupe majoritaire et celui des minorités, dont aucun ne correspond exactement aux catégories scientifiques des anthropologues qui seraient plus aptes à servir de référence. Cependant le questionnaire aurait plutôt intérêt à se limiter à une question totalement ouverte et il faut surtout améliorer la collecte de l'information sur les métis et les distinguer dans l'exploitation et l'analyse des données.

 

La nature de la variable origine ethnique, intermédiaire entre biologique et social, et le fait qu'elle recouvre des populations non homogènes, incluant des individus en situation de double appartenance et de différentes générations, rendent son emploi difficile, entraînant des biais importants sur la mesure de la distance sociale. Enfin, en tant que variable non stable, elle ne permet pas la mesure des facteurs de l'évolution (migration ou changement de déclaration de l'origine) sans le recours à d'autres sources. En ce qui concerne les minorités issues de migrations récentes, les lieux de naissance de l'individu et de ses parents peuvent être utilisés, séparément ou simultanément, avec l'origine ethnique pour améliorer l'homogénéité des populations étudiées et permettre l'analyse des facteurs d'évolution.

 

Il est enfin surprenant que la pratique courante s'écarte le plus souvent des méthodes adéquates : modifications fréquentes de la liste composée de termes se référant à divers niveaux, traitement des métis contraire à la théorie des ensembles, délimitation de populations non homogènes et prise en compte approximative des évolutions sans en distinguer les divers facteurs. Par rapport à des analyses à partir de variables stables, l'emploi de l'origine ethnique pourra, selon le cas, apparaître comme un complément intéressant d'information ou comme une source de biais et ce d'autant plus que les méthodes d'analyse seront approximatives. Elle reste cependant la seule variable qui permette d'étudier des minorités autochtones ou dont la migration ancienne remonte à plusieurs générations.

 

Bibliographie

 

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