H. Le Bras

Ethnie, langage, texte, artiste démographe

 

J'ai tenté jusqu'ici d'expliquer mon malaise face aux catégories ethniques par plusieurs arguments: les dangers d'une utilisation politique, l'insuffisance de leur caractère explicatif au niveau individuel, les incohérences des classifications proposées par l'enquête MGIS de l'Ined, le fait qu'elles soient définies par le chercheur et non énoncées par les intéressés. Mais, à supposer que tous ces obstacles soient résolus, ma réticence subsiste. La juxtaposition de deux articles parus dans Libération de ce week-end me permet d'en entrevoir la raison. Il s'agit pour le premier article d'un "bréviaire du mégretisme" qui liste un certain nombre de déclarations de B. Mégret pour montrer qu'il n'a rien à envier à son (ancien) chef, et pour le second, d'un remarquable interview de Salman Rushdie intitulé "Nous avons tous la même musique intérieure".

Le florilège mégretiste est en effet traversé par le différentialisme ethnique, ce qui illustre le fait que la droite et plus encore l'extrême-droite se soient bien reconnues et situées du côté des défenseurs des catégories ethniques lors de la récente controverse. Par exemple: "L'écologie véritable pose comme essentielle la préservation du milieu ethnique, culturel et naturel de notre peuple" ou à propos du défilé du Bicentenaire de la Révolution: "Un hymne délirant au cosmopolitisme, une volonté de déracinement ethnique, une volonté de métissage culturel", et à l'université d'été du FN en 1996: "Notre modèle de civilisation est bien supérieur à celui de ces peuplades qui voudraient nous coloniser".

Du côté opposé, Salman Rushdie va droit au but dès ses premiers mots: "Il existe une nature humaine commune. Si ce n'est pas le cas, il n'y a pas d'universalité possible, et donc pas de droits de l'homme en tant que tels." puis plus loin sur un mode plus personnel: "Quand j'avais neuf ou dix ans et que je vivais encore en Inde, j'écoutais les premiers disques de rock'n'roll, et cette musique me paraissait très proche, comme si elle venait de la maison d'à côté. Je me souviens de Vaclav Havel expliquant pourquoi il avait appelé la Révolution tchèque "révolution de velours", c'était en référence à la pop-musique américaine, à Lou Reed et au Velvet Underground. Nous avons tous la même musique intérieure".

Cette référence commune des humains n'est aucunement source d'uniformité. Elle est au contraire à l'origine de la tension créatrice qui pousse l'auteur à se démarquer des autres et à faire oeuvre originale. Elle explique en même temps la réception universelle des oeuvres pourtant très personnelles, par qui que ce soit, où que ce soit: "La littérature est affaire de différenciation, l'art en général aussi. Or en définitive, on arrive à une idée de ressemblance, d'identité, au nom de laquelle tant de lecteurs éprouvent la même joie face au même texte." Ce qui assure l'unité humaine procède paradoxalement de cette faculté de différenciation des hommes et des textes, qui est aujourd'hui menacée: "On ne s'en prend plus seulement aux mots ou aux oeuvres, mais de plus en plus aux artistes eux-mêmes". "Une autre forme de censure, collective et non plus étatique, se développe de plus en plus, aussi bien à l'Est qu'à l'Ouest. Elle consiste à critiquer les artistes parce qu'ils troublent l'ordre des choses, parce qu'ils dérangent. Quand un artiste a des ennuis, cela devient presque normal d'entendre: qu'est-ce qu'il avait à dire çà, il l'a bien cherché. Ecrivez, pensez, créez, mais ne faites pas d'histoires. S'il y a un problème, c'est de votre faute. Cette attitude signifie une victoire de la censure... On assiste à une véritable inversion: c'est la victime qui devient l'agresseur, le responsable."

La croyance en un principe ethnique, signifie une négation de la communauté humaine. Son corollaire est la défense de l'uniformité intraethnique. Tous pareils contre tous les autres qui sont tous différents. Rushdie perçoit bien que cette tendance n'est pas seulement le fait d'Etats coercitifs, mais plus largement de collectivités. Ainsi, l'intolérance des responsables de l'Ined et des syndicats telle qu'elle se manifeste dans leurs derniers tracts, est en quelque manière corrélée à leurs croyances ethniques en général, mais aussi à leur croyance en l'existence d'une ethnie inedienne, en leur croyance en l'Ined tout court comme essence. De là les procès qu'ils m'intentent pour me faire taire car c'est la seule discussion qu'ils conçoivent. De là plus généralement le refus du débat qui m'avait déjà étonné à propos du conflit sur les indices de fécondité en 1990. "Ne pas parler, c'est se priver d'une part essentielle de nous-mêmes. La liberté d'expression n'est pas un luxe, une fantaisie libérale. Censurer notre droit à la parole, c'est déformer notre humanité" dit encore Rushdie dans ce texte décidemment formidable pour la défense des artistes démographes et des adversaires des catégories ethniques imposées.