Les Français de souche existent-ils

Hervé Le Bras 

 

La notion de "Français de souche" est ancienne puisqu'on la trouve dès le début du 19ème siècle pour désigner des Français nés en France de parents nés en France. Mais, ce terme, tout comme celui de race a changé de sens au fil du temps pour en venir à désigner des Français dont la majeure partie de l'ascendance, sinon toute, est Française, par opposition à d'autres Français dont au contraire une fraction importante de l'ascendance serait étrangère. La politisation de la question de l'immigration a conduit le Front National à utiliser le terme pour opposer des Français de référence aux Français d'origine étrangère de la même manière qu'il a patronné un mouvement "contre le racisme antifrançais" par opposition au MRAP. A partir de 1991, cet usage politique mal défini a été relayé par une caution scientifique, celle de l'Ined qui dans une étude consacrée à "cent ans d'immigration: étrangers d'hier, Français d'aujourd'hui" a précisé la notion de Français de souche en le définissant a contrario, comme résidu subsistant après que l'on ait distingué quatre générations successives d'origine étrangère. Nous allons ici retracer les étapes par lesquelles l'étude en question passe avant d'en montrer brièvement les conséquences plus récentes.

La signification des générations

En remplaçant des générations annuelles couramment appelées cohortes qui aident à penser l'immigration en terme de durée de séjour des individus en France, par des générations généalogiques qui impliquent au contraire des ascendants sur lesquels l'individu n'a pas prise, on transforme profondément l'idée d'intégration comme on va le voir. A l'aspect volontaire se substitue une fatalité biologique. Ce changement n'est pas immédiatement perceptible dans l'étude de l'Ined car deux projets différents et même antagonistes sont logés à la même enseigne. L'un vise à déterminer l'apport des migrations à la croissance de la population française. Il a une connotation universaliste car il doit mesurer comment l'arrivée de migrants de tous les horizons a suppléé une croissance "naturelle" (différence entre naissances et décès) faible de la France du fait d'une natalité elle-même faible. L'autre se propose de réconcilier la xénophobie croissante des Français avec les chiffres en montrant qu'elle ne tient pas seulement à la présence des étrangers, mais aussi à celle de leurs descendants. C'est dans ce cas une visée différentialiste. Le premier projet repose sur une saisie en bloc de la population sans caractériser les individus autrement que par leur âge et leur sexe. Le second projet aboutit à une affectation des individus à différents groupes, les générations successives de l'immigration, et par différence, à un résidu, qualifié de "Français de souche". Ultimement, l'opération ethnicise le nationalisme puisqu'elle assimile la nation française à la présence d'un groupe ethnique majoritaire flanqué de plus petits groupes dont l'assimilation est en cours.

En maints passages du travail de l'Ined, la double direction de recherche apparait. Le premier projet est d'abord nettement indiqué dans l'avant-propos: "Toutefois, jusqu'à ce jour aucun cahier (1) n'a été consacré à l'apport démographique de l'immigration" (p.XII). La réalisation de cet objectif est ensuite discutée en introduction par des remarques sur le "rôle de peuplement de l'immigration" (p.XV), sur le "rôle démographique de l'immigration" (XVI), et par la volonté de "privilégier l'impact de l'apport démographique au cours du XXème siècle" (p.4) car "On avait oublié le caractère de peuplement de l'immigration" (p.2). Or, est-il énoncé en caractère gras dans l'introduction: "en un siècle, l'apport démographique de l'immigration est considérable et représente aujourd'hui d'après nos calculs près d'un cinquième de la population française". On reste ici dans un registre purement démographique.

Le second projet est explicité au début du premier chapitre du travail de l'Ined: l'arrêt officiel de l'immigration en 1974 et la stabilisation de la population étrangère qui a suivi ne correspondent pas au sentiment de l'opinion: "les dénombrements de population étrangère sont critiqués puisqu'ils indiquent une stabilisation contraire à la 'réalité perçue' par l'opinion publique" (p.5). "La contradiction entre la réalité sociologiquement perceptible et le chiffre de population étrangère provient de ce qu'on essaie, à travers l'évolution du nombre d'étrangers de rendre compte de l'ensemble beaucoup plus vaste de la population résultant de l'immigration."(p.5). Le propos est ici très clair: l'opinion a raison de percevoir un plus grand nombre d'étrangers car elle est autant sensible aux étrangers qu'à leurs descendants et qu'aux immigrés naturalisés, ce qui accroit le volume d'une population ressentie comme étrangère. Au lieu de se demander comment l'opinion a pu évoluer ainsi et de préciser par des données fiables la nature de ce changement, le travail de l'Ined l'attribue aussitôt à la croissance de la population issue de l'immigration étrangère: "La notion de population étrangère se révélant insuffisante, il est nécessaire d'élaborer de nouveaux concepts qui prennent en considération le processus complexe engendré par l'arrivée d'étrangers en France."

Dès lors, malgré leurs idéologies contraires, les deux projets se rejoignent pour peu que l'on cherche à déterminer l'apport des migrations étrangères et non simplement l'apport des migrations. Quelle différence dira-t-on? Importante numériquement car au moment de la décolonisation, plus d'un million de Français d'Algérie sont arrivés en France, et des centaines de milliers en provenance des autres colonies qui ne seront pas comptés dans un apport "étranger". Importante idéologiquement aussi, car un apport démographique dépend seulement du territoire considéré, la métropole ici, et de la période de temps, 1900- 1986 ici, tandis qu'un apport étranger sous-entend deux types d'apports, l'un français, l'autre étranger, l'un ne posant pas de problème par hypothèse, et l'autre censé troubler seul l'opinion publique. Cet apport étranger, au lieu de répondre aux deux questions posées, l'une en termes démographiques, l'autre en terme d'opinion, les fausse l'une et l'autre. Du côté de l'opinion, ceci suppose en effet que les descendants d'étrangers installés en France depuis 1900 sont encore perçus dans leur étrangeté au même titre que des migrants arrivés en 1985 et donc qu'aucune durée ne résorbera la différence de nationalité initiale (Le point de départ a été choisi par l'Ined pour des raisons d'accès aux données statistiques, et non parce qu'il marquait une limite au delà de laquelle l'origine perdait sa signification). Du côté du calcul de l'apport démographique, les conséquences sont encore plus graves, car on est désormais contraint de mener un calcul de la descendance des immigrés étrangers, génération par génération, à partir de leur arrivée, en raison des naturalisations et des problèmes d'enregistrement des migrations et de la nationalité.

Si l'on se borne à calculer un apport démographique quelque soit la nationalité, la méthode employée par l'OCDE est simple et suffisante: on prend la structure d'âge au départ, en 1901, date d'un recensement, et puisqu'on connait année par année la fréquence selon laquelle les personnes décèdent (tables de mortalité) et la fréquence des naissances selon l'âge des femmes (taux de fécondité), on projette la population année après année sans introduire aucune migration. A l'arrivée en 1986, on dispose alors de la structure par âge d'une population française qui n'aurait connu aucun apport migratoire. Par différence avec la structure d'âge de la population observée en 1986, on déduit l'apport migratoire à chaque âge(2) . Au contraire, si l'on s'intéresse seulement à l'apport migratoire des étrangers, il devient nécessaire de travailler par générations successives car le code de la nationalité français transforme rapidement les descendants d'étrangers en Français indiscernables. Par exemple une immigrée entrée en 1901 peut avoir été naturalisée en 1912, et donc avoir eu un enfant français cette année là, qui lui-même aura eu des enfants français, puis des petits-enfants, tous français, mais tous à comptabiliser au titre de l'apport étranger selon l'Ined, ce qui n'est possible qu'en procédant génération par génération puisque ces descendants ne sont plus discernables ni individuellement ni dans les statistiques.

A partir du moment où la distinction entre apport français et apport étranger a été introduite, un mécanisme fatal s'est ainsi mis en marche qui a découpé, classé, hiérarchisé en générations successives l'apport migratoire. D'abord, l'apport direct constitué par ceux qui sont nés étrangers à l'étranger, puis celui de la "première génération née en France", de la seconde, etc. (L'ouvrage de l'Ined va jusqu'à la quatrième génération comprise!). On a montré ailleurs les pirouettes statistiques qui en sont aussi la conséquence(3). Le plus étrange est que le résultat obtenu, c'est à dire l'apport de chacune des générations en 1986, ne répond pas au second projet. Il se contente de flatter l'opinion publique. On peut reprendre à ce sujet ce que E. Balibar dit des théories racistes qui "miment la discursivité scientifique", pressées qu'elles sont de construire "un savoir élémentaire qui ne fait que justifier les masses dans leur sentiment spontané"(4). Il fallait trouver un chiffre beaucoup plus gros que celui des étrangers présents en 1986 pour justifier la xénophobie en France. L'étude de l'Ined l'a trouvé avec son apport étranger, même s'il est sans rapport avec le sentiment de l'opinion: il est vraisemblable que l'opinion est plus sensible à la couleur de la peau, à la relégation sociale, à la frisure des cheveux, qu'à une lointaine ascendance et qu'elle réagit en fonction d'une histoire spécifique du racisme en France et non d'une histoire statistique de l'immigration dont on a apprécié le caractère acrobatique. Il est par exemple vraisemblable que les noirs antillais, français depuis Louis XIV, ou, pour le moins depuis l'abolition de l'esclavage sous la seconde République, indisposent plus les xénophobes de "l'opinion" que l'arrière petit-fils d'un immigré belge ou suisse de la fin du siècle dernier. Enfin, le postulat selon lequel l'opinion publique est sensible aux effectifs réels est du même type et aussi faux que les seuils de tolérance de la littérature xénophobe: il y avait moins de 500 000 Juifs en Allemagne quand Hitler a pris le pouvoir sur 80 millions d'Allemands: ce moins de 1% ne les a pas aidés à passer inaperçus. De même, l'antisémitisme demeure virulent en Pologne alors qu'il ne reste pas 50 000 Juifs et peut-être moins de 20 000 pour 40 millions d'habitants.

Puisque l'estimation de l'Ined ne nous renseigne ni sur les troubles de "l'opinion publique", ni sur l'apport démographique global, il faut penser qu'elle a une autre fonction. Je pense qu'elle introduit de concept de génération migratoire et comme on le verra, par différence, de population de souche. Les termes employés maintiennent de bout en bout l'ambiguité des deux projets en parlant à maintes reprises d' "apport démographique et population étrangère", comme si il s'agissait de deux sujets différents, ou bien même en omettant le terme "étranger" quand il est question de l'apport ( p.3, p.43, 45, etc..). On a l'impression que les deux projets constituent deux leurres agités, l'un en direction des partisans de gauche qui trouvent confirmation de l'importance que les étrangers ont prise dans la formation de la population française, et de la capacité d'intégration que le pays a montré, ce qui conforte l'universalisme de sa méthode et de son message. Les partisans de droite pour leur part, et surtout ceux d'extrême-droite se réjouissent doublement d'un chiffre qui confirme leur diagnostic d'un problème posé par le trop grand nombre d'"allogènes" et qui symboliquement dénaturalise les générations issues de l'immigration étrangère en les ramenant à leur origine et en les comptant pour aussi étrangères que les derniers venus, en leur déniant la pleine appartenance à la population française, bientôt baptisée "de souche". L'aspect le plus étonnant dans cette opération est l'absence de cohérence de la notion de "génération".

Un objet impossible

Lors d'un travail sur les projections de population étrangère, on a montré qu'il était impossible de définir une population "issue de la population étrangère" dès que des unions mixtes avaient lieu(5). Répétées de génération en génération, ces unions engendraient des descendances qui appartenaient à la fois à la population française et à la population étrangère initiales. Il n'était même pas possible de leur affecter un numéro de génération, par exemple de dire qu'elles faisaient partie de la troisième génération, car, selon la branche ascendante considérée, on pouvait trouver un premier ancètre étranger à différentes profondeurs. On peut appartenir à la seconde génération par sa mère et à la troisième par son père. Choisir une règle telle que l'appartenance à la génération étrangère la plus proche, la seconde dans le cas précédent signifie opter pour une domination de l'ascendance étrangère sur l'ascendance française, ce qui est pradoxal dans un pays qui privilégie l'intégration: l'influence d'un parent étranger vivant en France serait plus grand que le poids de l'autre parent français vivant lui aussi en France.

Ces impossibilités se retournent vers le passé par symétrie quand on considère l'ascendance des personnes actuellement présentes en France. Il ne s'agit plus alors de critiquer une hypothèse de prévision, mais de constater un fait. Les mélanges de population ont réellement eu lieu. Ce n'est pas un hasard si le problème s'est d'abord posé pour des prévisions car le futur sert souvent de champ d'expérience à une interprétation du passé. On écrit d'abord l'avenir où l'on ne craint pas de contradiction factuelle, pour ensuite redéfinir un passé qui justifie le présent. L'analogie utilisée a été la suivante: puisqu'on a pu calculer une descendance étrangère, on peut considérer la population présente comme une projection du passé par les mêmes moyens. Puisque dans une projection de population, les naissances année après année sont calculées à partir des mères seulement, le même principe a été adopté pour le passé: l'étude de l'Ined a considéré que les générations étrangères successives étaient seulement définies en ligne maternelle, car seule la ligne maternelle était utilisée pour le calcul de la reproduction (les taux de fécondité). Ainsi, la première génération née en France est définie par les enfants nés en France d'une mère née étrangère. La seconde génération par ceux dont la mère appartient à la première et ainsi de suite. Dans le cas par exemple d'un enfant de père étranger, mais dont la mère, la grand-mère et l'arrière grand-mère en ligne maternelle sont nées en France et dont la trisaïeule maternelle est née étrangère à l'étranger, le père ne compte pour rien, et la personne est classée dans la quatrième génération issue de l'immigration étrangère.

Ce choix arbitraire est justifié par des contraintes de calcul et par le premier projet qui montre ici toute son utilité: puisqu'on calcule un apport étranger, les générations seront fictives. Les mariages d'étrangers avec des Françaises sont ignorés. Seules les unions entre étrangères et Français sont prises en compte et tous leurs descendants rangés dans la première génération issue de l'immigration étrangère et née en France: "Nous avons choisi de ne garder que les unions où la femme est étrangère au moment du mariage. Ceci revient à supposer que les hommes immigrés, époux de Françaises n'accroissent pas la fécondité de ces dernières."(6) explique l'étude de l'Ined. On comprend que ce procédé assez radical permette de mener les calculs en évitant à la fois le manque de données statistiques sur la fécondité des hommes et les ascendances mélangées, mais ce n'est pas une justification suffisante. Même en admettant que cette hypothèse forte n'altère pas trop l'estimation de l'apport démographique étranger, on doit prendre bien soin de considérer les générations issues de l'immigration étrangère comme des instruments de calcul sans aucune existence réelle. Or très vite, par le miracle du terme "génération", la fiction est prise pour une réalité: ce qui devrait être appelé "descendance féminine" de l'immigration féminine à tel ou tel degré, car c'est de cela qu'il s'agit, se transmute en "Français 1ère génération" ou "Français autres générations"(7). L'apport indirect, c'est à dire celui des enfants de l'immigration étrangère nés en France et de leur descendance en ligne féminine est compté en "naissances" et en "effectif". A la conclusion de l'analyse, la confusion est devenue totale, par exemple quand l'auteur de ces calculs de l'Ined déclare (en caractères gras) que: "C'est au total 6,3 millions de personnes qui sont nées en France et manqueraient aujourd'hui à la population française, si aucune immigration n'y avait pris place au cours des cent dernières années. Environ 28% d'entre elles descendent d'une femme encore étrangère au moment de son mariage avec un Français". Dans le calcul oui, mais certainement pas dans la réalité puisqu'au moins le même nombre de personnes descendent d'un homme encore étranger au moment de son mariage avec une Française et qu'ils sont ignorés par le calcul.

Le procédé retenu pour le calcul de l'apport étranger est donc rapidement confondu avec la réalité fort différente des origines de la population présente. Nous ne nous pencherions pas attentivement sur ces modes de calcul si ils étaient sans conséquences idéologiques. Or, ce n'est pas le cas pour deux raisons: la division de la population en générations successives issues de l'immigration entre en contradiction avec la notion de durée ou d'ancienneté de présence qu'elle occulte, et deuxièmement, comme il faut désigner ceux qui n'appartiennent à aucune génération issue de l'immigration, on les nomme Français de souche.

Durée de présence et génération

Remplacer une durée de présence par un numéro de génération signifie que l'on ne fait plus confiance à l'apprentissage et à l'acquit qui demandent un certain temps et qui sont, en principe, au centre du "modèle français d'intégration". Les durées sont en effet remplacées par des anciennetés généalogiques qui ont un tout autre sens, celui d'une dilution du patrimoine génétique de l'étranger. En effet, même si les immigrés et la première génération ont tendance à se marier plus fréquemment entre eux que si les unions étaient conclues sans considérer les origines nationales, il est admis qu'à partir de la seconde génération, les mariages ne sont plus conditionnés par les origines. Il devient alors rare qu'un membre de la seconde génération en épouse un autre. Le patrimoine génétique se dilue ainsi à chaque rencontre chromosomique. Au bout de 4 générations, si les mariages de trois générations n'ont pas été conclu avec des personnes de la même origine que l'aïeule étrangère maternelle, il ne reste que des morceaux disjoints de ce patrimoine originel qui constitue un huitième ou moins du génome de l'individu. Il a donc été "assimilé" en ce sens qu'il ne reste plus d'association polygénique typique de son lieu d'origine mais seulement quelques génes en désordre. On peut donc dire que la prise en compte des durées est en accord avec l'idée d'intégration et celle des générations avec celle d'assimilation. La vieille scène de l'inné et de l'acquis se rejoue ainsi entre les deux termes qui se disputent le creuset français. Dans un cas devenir français suppose un apprentissage, dans l'autre un éparpillement génétique. Plus profondément, le discours sur la durée s'inscrit dans la continuité et dans l'histoire, tandis que le discours de la génération s'inscrit dans le classement et la biologie.

A l'origine non pas de la biologie darwinienne, mais des fantasmes biologiques par lesquels on naturalise la société, on trouve presque toujours une opération de classement entre plusieurs catégories disjointes qui pourront ensuite être hiérarchisées, tandis que dans la conception historique des sociétés, une durée fluide s'étend sur le temps entier dont le découpage ou périodisation procède d'un acte volontaire de l'historien et non d'une immanence objective. Remplacer les durées par des générations, c'est rendre possible un usage de la démographie comme biologie sociale et comme morale naturelle mettant d'abord les individus dans des groupes, puis ordonnant ces groupes. Pour en donner un exemple, distinguer les descendants des immigrés selon la génération et non selon la durée de séjour, permet de séparer les vagues européennes d'avant la seconde guerre mondiale, de la vague plus africaine et asiatique des années 60. En effet, les descendants de cette dernière se trouvent presque tous en 1986 dans la première génération née en France qui inquiète l'opinion publique.

Découverte de la souche 

Dans un texte passionnant sur "racisme et nationalisme", E. Balibar a souligné que "l'immigration devient par excellence le nom de la race dans les nations en crise de l'ère postcoloniale"(8). C'est un fil conducteur pour comprendre les opérations qui se nouent sur les générations de l'immigration. L'installation d'un dispositif de classement par génération confirme une autre remarque de Balibar sur l'importance centrale prise par le critère généalogique dans les théories racistes, une généalogie "qui est tout sauf une catégorie de la pure nature". La généalogie est ici essentielle pour doter d'une hiérarchie et d'un cadre évolutif le racisme qu'il ne faut pas assimiler à la défense de races immuables. Presque tous les racismes sont fondés sur le mouvement soit la disparition de "la grande race", soit la création d'un type supérieur d'humanité. Ils ont donc besoin d'un mécanisme d'évolution qui, puisqu'il touche au patrimoine biologique ne peut atteindre ses effets que par la succession des générations. A cette fin, ils instrumentalisent la génétique, la démographie et plus particulièrement l'eugénique. Ils sont alors à même d'imposer une conception biologique ou plus exactement vitaliste de la nation car par ses constructions irréelles, "ils entretiennent un rapport nécessaire avec le nationalisme et contribuent à le constituer en produisant l'ethnicité fictive autour de laquelle il s'organise" dit encore Balibar.

On peut remplacer dans le raisonnement précédent le terme de racisme par celui de démographie, non que les deux soient équivalents, ce qui serait une assertion fausse et ridicule, mais parce que dans ce contexte particulier ils jouent le même rôle avec les mêmes outils au service du nationalisme. On retrouve en effet l'immigration dans son contexte postcolonial, la généalogie constituée de toutes pièces avec les lignées maternelles, et surtout, la tentative d'ethnicisation des Français en Français "de souche". La démographie procure ici un instrument plus propre et moins disqualifié que le racisme dont elle tend à devenir le substitut en France.

Le Français "de souche" est d'abord une conséquence presqu'inéluctable de la combinaison des générations et du butoir temporel de l'année 1900 retenue par l'étude de l'Ined: puisque une partie de la population est classée parmi les générations successives issues de l'immigration, quel est le statut du reste? Comment le nommer et en parler? Qui sont ces gens qu'on ne peut rattacher à aucun courant migratoire? Si il n'y avait pas la barrière temporelle de 1900, on réduirait ce résidu en remontant de plus en plus loin dans le passé. Car il est sûr que l'Eden n'étant situé en France par aucune tradition, nous descendons tous d'immigrants à un certain horizon temporel. Mais la barrière de 1900 dans l'étude de l'Ined empêche de remonter le cours du temps. La souche s'introduit alors presque clandestinement, pour qualifier le résidu n'appartenant à aucune génération de l'immigration après 1900: sans définition préalable, comme si cela tombait sous le sens commun, on trouve dans le travail de l'Ined une mention d'un "poids du groupe d'âge dans la population de souche" sur plusieurs graphiques (n°15 et 18 notamment) puis dans le texte où les femmes naturalisées sont opposées aux "femmes françaises de souche", et il est question du "renouvellement naturel de la population de souche plus ancienne" par opposition à la "croissance du nombre" causée par l'immigration. Le terme de population de souche montre bien la confusion qui s'est opérée entre les générations maternelles, au départ simple outil pour calculer un apport démographique, et les générations devenues réelles en ce sens qu'elles sont maintenant composées d'individus discernables. Dès lors, le complément qu'est la population de souche est aussi composé d'individus, les Français de souche. Ce terme n'a aucun sens même si l'on tient compte des généalogies de chaque individu puisqu'elles feraient réapparaitre la multiplicité des origines de chacun une fois considérées simultanément les ascendances maternelles et paternelles, mais il s'impose pour qualifier l'autre de l'autre, le bon face au mauvais, le parfait face à l'ébauche dont le numéro de génération mesure la marche vers l'accomplissement dans l'assimilation.

Le destin des Français de souche

Cette première fondation de la souche est encore hésitante, mais elle offre un bel espace de manoeuvre qui va permettre deux développements rapides d'un côté vers une définition directe plus programmatique, de l'autre, vers la construction d'une histoire ethnique de longue durée de la populatuion française

Après avoir introduit la population de souche comme l'ensemble des personnes n'ayant aucun ascendant étranger en ligne maternelle depuis 1900, M. Tribalat, auteur de cette partie de l'étude de l'Ined redéfinit quelques années plus tard la population de souche comme l'ensemble des personnes "nées en France de deux parents nés en France" car "on doit impérativement cesser de se référer à la nationalité des individus, mais retenir le lieu de naissance des individus et de leurs parents"(9). Malgré son ton résolu cette définitions ne recoupe guère celle de l'étude de 1971 et conduit à de nombreuses bizarreries. Par exemple, de nombreux Français sont nés à l'étranger du fait de l'Empire colonial. Un comptage dans le who is who 1997-98(10) donne par exemple 7% de naissances à l'étranger ( en Tunisie, en Allemagne durant les occupations d'après-guerre, en Alsace avant 1918 et entre 1940 et 1944, etc.) Giscard d'Estaing est né à Koblenz, Philippe Séguin à Tunis, E. Balladur à Smyrne, et Raymond Barre à la Réunion, (le terme de France parait toujours désigner la France métropolitaine dans les calculs de l'Ined).

Le développement historique est quant à lui le fait de J. Dupâquier, vice-président du conseil scientifique de l'Ined. Dans le volume "Qui a peur du baptème de Clovis" publié par "Renaissance catholique", où son texte voisine avec ceux de Xavier Dor, Bruno Gollnisch et Serge de Beketch, dans les extraits qu'en publie sur trois pages National Hebdo en Septembre 1997 ou encore dans un article de la nouvelle revue de l'ultradroite "conflits actuels", J. Dupâquier effectue une reconstruction ethnique fantaisiste mais cohérente: tout commence au VIème millénaire avant Jésus Christ avec l'arrivée de "petits groupes d'homme porteurs de techniques nouvelles" qui vont se développer sur place pratiquement sans apport étranger jusqu'en 1950. Pour le prouver, Dupâquier minimise systématiquement les apports gaulois, romains, barbares et mêmes ultérieurs: "A mon avis, les apports extérieurs entre 650 et 1950 ont été faibles"(11) écrit-il. Dès lors, si l'on met de côté l'immigration de l'après-guerre, "c'est toujours le vieux fonds ethnique issu du paléolithique qui domine" ou dit autrement: "Le vieux fonds ethnique est toujours là: il s'est constitué à partir du VIème millénaire avant J.C". Plus tard, "l'arrivée en Armorique de nombreux réfugiés de Grande Bretagne ne fit que renforcer le vieux fonds ethnique". Quel est le sens du terme ethnique ici? Il n'a plus aucune connotation culturelle car personne ne ramènera l'identité française aux pratiques des petites bandes de chasseurs-cueilleurs qui peuplaient l'espace de la future France il y a 8.000 ans. Le terme ethnique est pudiquement prononcé à la place de "biologique". Si l'on remarque les deux verbes "domine" et "renforcer", la définition qu'il donne de la population française correspond exactement à celle que M. Banton donne d'une race où: "le comportement d'un individu est déterminé par des caractères héréditaires stables qui dérivent de souches raciales séparées ayant des attributs différents et dont on considère ordinairement qu'elles ont entre elles des relations de supériorité ou d'infériorité".

Dans ce roman historique, on retrouve des éléments traditionnellement utilisés par l'extrême-droite: les petites bandes porteuses de nouvelles techniques figurent les Indoeuropéens. Le "fonds ethnique" est parallèle à la race aryenne et les apports depuis 1950 ne sont sans doute plus assimilables, particulièrement ceux qui viennent d'Afrique, "avec toutes les difficultés culturelles rendant illusoire le mythe de l'intégration"(12) , car "le changement radical d'origine des immigrés" empêche "l'assimilation" de ces "nouvelles communautés étrangères qui tendent à se replier sur elles-mêmes" dans des "ghettos" ou dans "des colonies de peuplement": surprenant retour du refoulé, puisque ces populations ne sont pas très nouvelles: elles arrivent des anciennes colonies (même mot) où au contraire on était allé leur porter les lumières de la civilisation à une autre époque. Une fois intronisés par Dupâquier, ces "allogènes" inquiétants créent "le problème central: le nombre des personnes perçues comme allogènes par les Français de souche. Bien évidemment, il est compris entre 4 millions (étrangers recensés) et les 12 millions calculés par M. Tribalat"(13).

Puisque le "vieux fonds ethnique" s'est maintenu jusqu'en 1950, puisque ses membres ont des qualités particulières (sinon à quoi sert ce fonds?), il devrait être facile de l'identifier. Dupâquier se révèle cependant incapable de proposer un critère pour la population de souche. Après avoir indiqué qu'il s'agit d'une "notion importante mais difficile à saisir", il propose de prendre en compte le lieu de naissance des parents, ou bien de conserver tous ceux qui vivent dans un ménage dont le chef (la "personne de référence") est un français de naissance ou encore de considérer les grands-parents. Enfin en transposant la notion de population de souche aux Etats-Unis, il prend une quatrième direction: "je reste pour ma part persuadé que la population américaine de souche, c'est à dire descendant des immigrants de l'époque coloniale, a contribué pour plus de moitié à la croissance du pays". Les Indiens que les Américains appellent pourtant "natives" et qui étaient là depuis le néolithique sont ignorés.

La boucle est ainsi bouclée pourrait-on croire, puisque partant d'une notion vernaculaire manipulée par l'extrême-droite, on est revenue à une notion toute aussi imprécise. Ce serait une grave erreur de le penser. Au cours du processus, une pseudo-scientificité a été injectée à la notion, lui conférant une respectabilité que ses promoteurs du Front national ne pouvaient espérer. La question n'est plus d'interroger le bien-fondé de la population de souche, mais de trouver la définition la plus exacte de cet important concept destiné autant à éclairer notre longue histoire que les difficultés présentes dans les banlieues des grandes villes. Bel exemple de manipulation des scientifiques, vraisemblablement à leur insu.

 


Notes:

(1) Dans le jargon des chercheurs de l'Ined, le terme "cahier" réfère à un ouvrage publié aux Presses Universitaires de France dans la collection "Travaux et Documents de l'Ined".

(2) Ceci suppose que les Français et les immigrés ont la même fécondité. On peut introduire une différence de fécondité entre Français et étrangers quand on connait les naissances provenant de mères étrangères et la structure par âge des femmes étrangères. Il suffit de supposer que les taux de fécondité à chaque âge des étrangères sont égaux à ceux des françaises multipliés par un facteur k. En posant toutes les relations comptables, on obtient une équation homographique en k et donc les taux de fécondité des françaises et des étrangères.

(3) H. Le Bras: "Le démon des origines", op. cit.

(4) E. Balibar et I. Wallerstein: "Race nation classe, les identités ambigües", Paris, L Découverte, 1988 p.30.

(5) H. Le Bras: "Dix ans de perspectives de la population étrangère: une perspective", Population, 52, 1997, pp.103-135.

(6) "Cent ans d'immigration, étrangers d'hier, Français d'aujourd'hui", op. cit. , p. 12-13

(7) "Cent ans d'immigration, étrangers d'hier, Français d'aujourd'hui", op. cit. , p. 38.

(8) E; Balibar et I. Wallerstein: "Race, nation, classe..." op. cit. , p.71

(9) M. Tribalat: "Jeunes d'origine étrangère en France", Futuribles, 1996, N°221, pp.55- 80

(10)"Who is who 1997-1998", Paris, Ed. J. Lafitte, 1997. Ce répertoire a l'avantage de vérifier les déclarations de naissance de ses membres (mais non les diplômes annoncés comme on peut s'en rendre compte en suivant la liste variable que le président du conseil d'administration de l'Ined, J.C.Barreau en donne année après année)

(11) J. Dupâquier: "La démographie française: vérités et mensonges", National Hebdo, n°685, 4 Sept 1997, p.12- 14.

(12)J. Dupâquier dans l'article de National-Hebdo op. cit., p.14

(13) J. Dupâquier: " Les chiffres de l'immigration: mythes et réalités", Revue des Sciences morales et politiques, 1997, p. 70-99: les deux chiffres de 4 et 12 millions sont d'ailleurs faux, puisque il y avait 3,6 millions d'étrangers au recensement et que M. Tribalat arrive à 10,2 millions pour son "apport", mais J. Dupâquier qui est intraitable avec les chiffres des autres , se permet un grand laxisme avec les siens.