Territoires, catégories démographiques et catégories ethniques.

Alain Blum

 

Dans le message

[LISTCENSUS:31] A propos des catégorisations.

Claude Grasland, cherche à généraliser la question posée par cette liste à l'ensemble de la catégorisation en science sociale, et en particulier aux catégorisations spatiales.

Il indique en particulier que:

"Ainsi, le lieu de naissance est à l'instant t0 une variable de position géographique territoriale (commune, région, pays) ou spatiale (coordonnées précise) mais qui peut glisser au cours de la vie de l'individu vers un attribut sociologique qualitatif (nationalité dans les pays à droit du sol) ou quantitatif (distance à un lieu symbolique de la vie en société)."

Or, l'histoire soviétique présente un cas très particulier de tentative extrême d'association (et de fixation) de la relation entre variable de naissance (territoriale et transmission généalogique) et variable institutionnelle (que Claude Grasland désigner par attribut sociologique qualitatif, mais qui ne l'est pas nécessaierment). La tentative qui s'élabore à partir de la fin du 19ème siècle, de découper la population en groupes ethniques bien définis, fondés sur un lieu de naissance et une langue (voir des caractères anthropologiques) est associée, après la Révolution de 1917, à une tentative d'y rattacher ensuite un territoire donné. La croyance en l'existence de l'ethnicité comme facteur premier de stratification, et la conception austro-hongroise de la nationalité autant que les développements ultérieurs, cherchent à associer territoire, ethnicité, et institutions, en construisant des découpages territoriaux et des unités administratives allant jusqu'à la commune "ethniquement spécifiée" (le terme est de moi), comme les communes polonaises en Ukraine, ou la Commune des Allemands de la Volga, définies par un caractère ethnique.

Le processus, foisonnant au début des années 20 (les régions "ethniques" acceptent en leur sein des communes "ethniques" diverses), qui culminent avec le recensement de 1926 et sa liste de quelques 194 nationalités, se rétrécit ensuite avec l'institutionnalisation définitive d'un nombre plus réduit de nationalités reconnues, associées à des territoires (pas exclusivement, en particulier pour les peuples Sibériens). Il y a, d'une certaine façon, tentative de fusion entre un droit du sol et un droit du sang, de mise en correspondance entre conceptions ethniques et territoriales des populations. L'individu serait ramené à un "territoire originel", et la fusion serait ainsi accomplie entre une spécification de l'individu en terme ethnique et en terme d'origine (fusse-t-elle lointaine). Enfin, le fait que des règles de transmissions strictes soient édictées (entre parents et enfants) boucle la boucle.

Ces logiques, qui ont probablement contribué à la formation des 15 états contemporains issus de l'URSS (comme le souligne Olivier Roy, dans son ouvrage La nouvelle Asie centrale, ou la construction des nations, (je dirais plutôt "l'invention des nations") ont aussi eu une forte influence sur les débats portant sur ces questions durant les années 1930.

Dans son livre d'une grande précision et richesse, sur les recensements américains (L'histoire des recensements américains, 1939), Boris Urlanis souligne, en 1939, les contradictions des définitions américaines de la race, qu'il oppose aux définitions institutionnelles et anthropologiques soviétiques de la nationalité. Il y voit, à l'instar d'Aron Bojarskij (Les recensements de la population dans les pays capitalistes, 1938 ) ou d'Avdej Gozulov (Les recensements de la population en URSS et dans les pays capitalistes, 1936) les traces de la formation coloniale des Etats-Unis, même si tous trois sont manifestement fascinés par ces recensements. Les responsables du recensement soviétique de 1937 , dont on connaît la destinée tragique, seront accusés entre autre de n'avoir pas réussi à formuler de façon claire les appartenances nationales (ou plutôt de ne pas s'être adapté au dogme stalinien en la matière). Ces accusations tiennent entre autre à la complexité de la relation entre territoire et ethnicité (seulement en partie, bien entendu, puisque l'essentiel de la répression subie par ces statisticiens en 1937 a une autre origine, la contradiction entre les résultats généraux obtenus et les affirmations de Staline, ainsi que la constatation sans fard que le recensement offre de l'échec total et dramatique de la collectivisation).

Or, ce débat scientifique soviétique a, entre autre, pour origine une large réflexion sur les catégorisations en sciences sociales (ou plutôt en statistiques). On ne peut, bien sûr, pas faire abstraction du fait que ce débat, pour riche et intéressant qu'il soit, naît sous la pression des conflits politiques qui opposent, dès 1923-1924, Staline à Kamenev, et est fortement marqué par une conception d'une statistique que l'on voudrait marxiste, staliniste ou communiste, opposée à une statistique qui serait bourgeoise. Malgré tout, on observe, parmi les statisticiens subissant ces conflits, une réelle réflexion sur la construction catégorielle, en particulier la construction des catégories sociales, mais aussi des catégories nationales. Dans un bel article publié dans Vestnik Statistiki, Hrashcheva défend ainsi l'idée qu'une catégorisation n'est pas abstraite, mais est construite en fonction du but assigné à une étude particulière.

L'intérêt de ces débats est qu'il explicite, nulle part plus qu'ailleurs, la relation entre construction politique, construction sociale et construction politique, même si, bien entendu, la contrainte politique est extrême et particulière.